En sept ans, le chaos du Monde arabe a traduit un bouleversement de l’ordre du monde. En 2011, une vague de contestations populaires ébranle la plupart des pays arabes. Les unes sont réprimées ou calmées en Algérie, au Bahrein, au Maroc. Les autres provoquent soit le renversement de vieilles dictatures, soit des guerres civiles impitoyables. La Tunisie, l’Egypte voient s’écrouler leurs régimes au profit d’une montée apparemment commune de la démocratie et de l’islam. La Libye, la Syrie et le Yémen éclatent en factions territoriales, ethniques ou religieuses. Une formule trompeuse couvre ces événements : » le Printemps arabe »qui exprime l’illusion d’un nouvel élan démocratique irrésistible, comparable à celui qui déclencha l’effondrement du bloc soviétique en 1989. Aux régimes communistes inféodés à Moscou ont succédé des démocraties tentées par l’Union Européenne. L’onde de choc s’est propagée jusqu’au coeur de l’URSS, ouvrant la voie à une expansion de l’OTAN, sur le plan militaire. Cette victoire paraissait être celle de l’Occident, de la démocratie, et donc celle de l’Amérique. Lorsque porté par l’utilisation des nouveaux moyens de communiquer, le mouvement franchit la Méditerranée, il sembla qu’une fois de plus les valeurs occidentales l’emporteraient, avec l’instauration de démocraties et d’Etats de droit. On a même pu entrevoir une parenté dans la forme entre la révolution égyptienne de la place Tahrir au Caire qui renversa Moubarak en 2011 et celle de la place Maïdan de Kiev en Ukraine, qui précipita la fuite de Yanoukovytch, deux ans plus tard. Dans les deux cas, un régime autoritaire et corrompu s’écroulait et son successeur suscitait la sympathie à l’Ouest, comme si la fracture en marche dans le monde prolongeait l’opposition des blocs entre la liberté d’un côté et l’oppression de l’autre. Les Etats-Unis, sous la présidence d’un démocrate noir, accompagnent alors ces révolutions qui soulèvent l’espoir. Après la désastreuse intervention en Irak de l’administration républicaine, et la crise financière de 2008, le ciel s’éclaircit et le Président Obama incarne un progressisme ouvert et généreux. Le mirage d’un islam compatible avec la démocratie, une sorte de cousin de la démocratie chrétienne séduit les médias. Les Occidentaux ont cru favoriser cette rencontre dans les Balkans, en Bosnie. la Turquie d’Erdogan semble incarner cette démocratie musulmane.
Sept ans plus tard, le réveil est douloureux. La méprise aura été totale, et la prise de conscience des erreurs commises peut même conduire à une remise en question des valeurs qui ont nourri nos illusions. La lutte entre le bien, la démocratie libérale, et le mal, la dictature sous toutes ses formes, cachait des réalités plus fines, d’ordre culturel. L’islam ne sépare pas la religion de la politique et du droit. Ce n’est pas une croyance spirituelle qui peut se cantonner au for intérieur. C’est une foi conquérante qui veut soumettre les comportements des individus et l’organisation des sociétés. Elle peut certes être attiédie mais ses fondements sont aux antipodes du christianisme. Le royaume musulman est bien de ce monde. Il n’y a place ni pour la liberté, ni pour l’égalité. Le statut des femmes éclaire cette différence fondamentale. Par ailleurs, de grands pays, comme la Russie, la Chine ou l’Inde ont une taille et une histoire qui garantissent leur identité, qui ne pourra être facilement noyée dans le modèle occidental. Ces deux vérités négligées éclairent les faits. Les Frères Musulmans n’ont rien de commun avec la démocratie chrétienne. L’islamisme militant de Morsi a rapidement déçu les Egyptiens. En Libye et en Syrie, l’islamisme a joué un rôle prédominant dans l’irruption de la guerre civile. Enfin, la Russie n’a pas lâché son allié syrien, comme elle n’a pas accepté l’évolution de l’Ukraine.
Aussi la situation s’est-elle inversée. Vladimir Poutine est le modèle accompli du Chef d’Etat de pays que les progressistes occidentaux appellent dédaigneusement des démocraties illibérales de même qu’ils dénoncent le populisme des peuples qui s’opposent à leur vision du monde. Or, le Président russe a gagné sur le terrain en maintenant Bachar Al Assad au pouvoir et en l’aidant à reconquérir le territoire. Il est le seul qui puisse aujourd’hui parler à tous les acteurs de la région, comme si la cohérence et la continuité de son action le plaçaient au-dessus des contradictions et des impasses qui se sont multipliées sur le terrain. Les Américains ont armé les Kurdes, plutôt « communistes », de l’YPG contre l’Etat islamique, mais cela a entraîné la crainte puis la fureur des Turcs qui les considèrent comme des terroristes. L’allié occidental privilégié en est arrivé à exiger des soldats américains qu’ils se retirent de Syrie pour ne pas gêner son action. Les Kurdes qui ont été la chair à canon des occidentaux acceptent mal qu’une fois encore on les sacrifie. Le Président russe dont les troupes sont sur le sol syrien à la demande du gouvernement légal doit sourire de cette division entre intrus et rebelles, ex-alliés contre Damas. Par ailleurs, la compétition sanglante entre chiites et sunnites, entre l’Iran et l’Arabie saoudite, tourne en faveur des premiers. La montée en puissance du Hezbollah libanais éveille les craintes d’Israël. Vers qui se tourne Netanyahou ? Vers qui se tournent les monarchies pétrolières, elles-mêmes divisées ? Mais, vers Poutine, le grand allié de l’Iran, désormais en excellents termes avec la Turquie, qui conserve du passé des relations privilégiées avec les Kurdes, et est devenu l’interlocuteur le plus sérieux de la plupart des pays arabes sunnites, comme l’Egypte.
Hier, c’est Milos Zeman qui a été réélu Président de la République tchèque, un ami du Président russe, contre le candidat préféré des européens et des progressistes. Si le Printemps arabe n’a été qu’une illusion, la marche triomphale de la démocratie libérale a laissé place à un grand doute sur elle-même. La fracture essentielle aujourd’hui se situe peut-être en Occident, entre le monde de Davos et celui de la périphérie qui a élu le Président tchèque.