Les zigzags de la diplomatie parisienne donnent de plus en plus le tournis.
Le 29 mars l’Élysée recevait une délégation venue de Syrie composée de responsables militaires kurdes et de leurs alliés des FDS. En cette occasion, Jupiter assurait, dans la situation dramatique consécutive à la prise d’Afrine, 11 jours plus tôt, par l’armée d’Ankara les Kurdes syriens du soutien de la France.
À ce mot “soutien” les facétieux typographes du quotidien Le Monde affectaient des guillemets et le lecteur curieux pouvait être amené à se demander pourquoi.
Le 30 mars, au lendemain de la rencontre Ankara rejetait avec mépris “tout effort visant à promouvoir un dialogue, des contacts ou une médiation entre la Turquie et ces groupes terroristes”.
Or, deux semaines plus tard le 14 avril, les frappes occidentales en Syrie faisait fléchir, sinon réfléchir, l’orgueilleuse héritière de la Sublime Porte. Car, dans la matinée qui suivit, celles-ci furent jugées à 8 h 35, appropriées par la Turquie. Officiellement, et sans doute habilement, le communiqué du ministère turc des Affaires étrangères saluait même “cette opération qui exprime la conscience de l’humanité tout entière etc.”
Un peu plus tard, à 12 h 15, le porte-parole du Parti de la justice et du développement, l’AKP, parti fondé et toujours dirigé par Recep Tayyip Erdogan, révélait sur les écrans de CNN Turquie que le gouvernement d’Ankara avait été informée avant le lancement de l’opération.
Depuis des mois, la diplomatie turque s’est furieusement lancée dans une rhétorique anti-occidentale. Le 14 avril, elle semblait pourtant avoir opéré un total revirement, au nom sans doute de ce qu’elle appelle “la conscience de l’humanité tout entière”. À l’évidence, la raison la plus probable de cette nouvelle position découle de l’obsession anti-kurde de Recep Tayyip Erdogan.
Celui-ci, 15 jours plus tôt, ne s’était pas seulement dit “peiné par l’approche totalement erronée” de la France, il avait manifesté sa colère dans un virulent discours et invectivé Jupiter : “Qui êtes-vous pour parler de médiation entre la Turquie et une organisation terroriste ?” Les médias inféodés au régime turc mettaient dès lors en avant les déclarations kurdes sur un soutien militaire français dans la zone de Manbij.
Pour Paris comme pour Washington, prolonger et consolider la lutte contre l’Organisation État islamique en Syrie tout en ménageant les intérêts d’Ankara reste donc une gageure.
Or, dans la soirée du 14 avril, on apprit à 21 h 15, que le président français souhaitait désormais intensifier la concertation avec la Turquie en vue d’une solution politique pour la Syrie. L’Élysée indique qu’Emmanuel Macron a appelé le président turc Recep Tayyip Erdogan.
Un tel changement total de perspective fait donc d’autant plus problème que le sang des soldats des forces spéciales de l’Armée française est en cause.
Le quotidien Présent, qu’on ne cite jamais dans les revues de presse bien élevées, pouvait se donner libre cours. Et de souligner, sous la plume perfide d’un chroniqueur signant Philéas Fogg : Notre cher président souhaite “intensifier” la “concertation” avec la Turquie en vue d’une “solution politique” pour la Syrie. “Avec Erdogan, conclut l’impertinent journal, un homme qui s’est fait construire et a inauguré en 2014 un palais plus grand que le château de Versailles, et qui s’est fait octroyer en 2017 plus de pouvoirs constitutionnels que n’en a jamais eus Napoléon, Jupiter se sentira sans doute en bonne compagnie.”
Osons aller dans le sens de ce court commentaire, et de préciser les deux réalités, franchement inquiétantes quant à l’évolution du régime d’Erdogan, et auxquelles il fait allusion. Le Palais Blanc d’Ankara, Ak Saray, a été officiellement inauguré par Erdogan en tant que nouvelle résidence officielle du chef de l’État le 29 octobre 2014. Il est situé à dans le quartier autrefois forestier de Beshtepe. Sa construction aura coûté 491 millions d’euros. Erdogan justifie sa décision en déclarant que le palais qu’il occupait alors qu’il était Premier ministre était infesté de cafards. On peut légitimement parler à ce sujet de folie des grandeurs, cette nouvelle résidence s’étendant sur 200 000 mètres carrés.
Sans parler du bon goût respectif d’Erdogan et de Louis XIV, on peut retenir que l’ensemble du château de Versailles ne s’étale « que » sur 63 000. On se souviendra aussi de ce qu’en 1715, sur son lit de mort, le Grand Roi avouera à son arrière-petit-fils et successeur Louis XV “j’ai trop aimé la guerre et les bâtiments.”
Quant à la comparaison avec Napoléon, les conséquences de la réforme constitutionnelle de 2017, entérinée par référendum gagné de justesse, fraudes électorales à l’appui, n’ont peut-être pas été appréciées à leur juste mesure. Le texte adopté il est vrai avait été approuvé par 338 députés, dont ceux du parti des Loups Gris, sur 480 suffrages exprimés.
Les formes de la démocratie avaient donc été respectées ce qui, sans doute, a rassuré bien des observateurs. À peine ceux-ci auront-ils retenu le résultat en demi-teinte n’accordant à la réforme d’Erdogan qu’une courte majorité de 51,41 % des suffrages exprimés, avec probablement pas mal de fraudes.
Le fond se révèle plus inquiétant encore. Les électeurs devaient approuver ou rejeter en bloc le projet. Or, celui-ci ne comportait aucun exposé ou préambule d’ensemble. Impossible de l’interpréter sans une étude fouillée. Ainsi la suppression du poste de Premier ministre, disposition dont on mesure l’importance, n’était précisée nulle part.
Comme souvent dans les textes technocratiques, les électeurs n’étaient en présence que d’une fastidieuse énumération des mots, des phrases ou des expressions à supprimer ou à rajouter par rapport à la constitution de 1982.
Jusqu’alors, en effet, la Grande Assemblée nationale détenait le pouvoir suprême et le gouvernement pouvait être soumis à une motion de censure. Cette disposition fondamentale de la démocratie parlementaire – le pire des régimes à l’exception de tous les autres, disait Churchill – disparaît. Désormais le président pourra dissoudre l’Assemblée à sa guise et convoquer des élections anticipées.
L’article 101 de la constitution spécifiait : “Si le Président de la République élu était membre d’un parti ou de la Grande Assemblée nationale de Turquie, il voit ses liens avec son parti rompus et perd sa qualité de membre de l’Assemblée”. Désormais, il sera le chef de son parti et en nommera les candidats. Il disposera d’un droit de veto sur la promulgation d’une loi. Il préparera le budget. Il nommera les hauts fonctionnaires et présidents d’institutions essentielles. Sans contreseing ministériel son contrôle sur l’économie deviendra considérable. L’article 8 de la nouvelle version de la constitution, se réfère aux régimes présidentiels, mais il n’en adopte plus la séparation des pouvoirs.
Alors que l’article 8 spécifiait : “La fonction et le pouvoir exécutif sont exercés par le président de la République et le Conseil des ministres”, mais l’expression “Conseil des ministres” disparaît dans la nouvelle rédaction. Dans tous les autres articles de la constitution, les attributions du Conseil des ministres sont transférées au président, et à lui seul.
Oui le rapprochement de Jupiter avec cet autocrate, régnant sur 80 millions de Turcs, devrait interpeller tous les défenseurs des droits et des libertés. En existe-t-il un dans la salle ?
> Jean-Gilles Malliarakis anime le blog L’Insolent.