Tribune libre de Jean-Yves Naudet*
Dans le flot de l’actualité de ces dernières semaines, les annonces de la Commission européenne, concernant l’ouverture du transport de voyageurs par rail à la concurrence, sont passées à peu près inaperçues. Les principaux échos ont concerné la vive réaction négative des syndicats et le freinage du gouvernement français : syndicats et politiques n’aiment guère la concurrence. Et si, dans cette affaire comme dans bien d’autres, on songeait d’abord à l’intérêt des clients ? Frédéric Bastiat nous avait appris que c’est toujours du côté du consommateur qu’il fallait se placer, au lieu d’écouter les « marchands de chandelles » et leurs pétitions contre la concurrence déloyale du soleil.
Service public ou service d’intérêt général ?
La France a toujours été en pointe pour défendre le « service public ». Une école de droit, avec Duguit, Gèze et autres juristes de Bordeaux, s’est rendue célèbre sous le vocable « école du service public » et a formé des générations de publicistes et hauts fonctionnaires. Elle a défini les trois caractéristiques du service public : gratuité, égalité, continuité. Elles justifiaient le monopole public, seul apte à assumer une mission aussi noble.
De la sorte, en France, service public, n’a jamais signifié service du public, mais nous a valu la tradition du monopole.
La vision européenne, celle des traités comme celle de nos voisins, est différente. D’ailleurs, on parle plus volontiers en Europe de service d’intérêt général. Dans cette conception, le problème n’est plus celui du monopole public, mais du service du public et celui-ci passe par une ouverture à la concurrence. Le côté « intérêt général » passe alors par des règles à observer, comme l’universalité du service : par exemple, pour le courrier, un service cinq jours par semaine au moins, n’excluant aucun client potentiel.
Dans plusieurs pays européens, cela s’est mis en place concrètement dans divers secteurs : postes, télécommunications, électricité, gaz, transport aérien, etc. Et les effets bénéfiques de la concurrence et de la liberté de choix ont été ressentis par les usagers : qualité améliorée, prix en baisse. Le chemin de fer n’a pas échappé à cette évolution, mais la bataille du rail a été peut-être plus rude, surtout en France.
Séparer infrastructure et services de transports
En France, on avait d’abord avancé un argument ridicule : on n’imaginait pas que l’on puisse construire plusieurs réseaux les uns à côté des autres. Pourquoi deux lignes entre Marseille et Lyon ? L’objection n’a guère de sens, car il faut distinguer l’infrastructure, le rail, et ce qui circule dessus, le train. Il y a concurrence sur les routes entre différentes compagnies de bus ou de camions pour les marchandises, et chacun circule sur les mêmes routes. C’est pourquoi les autorités européennes ont demandé depuis longtemps la séparation des infrastructures et de ce qui circule dessus ; c’est ce qui existe aussi concernant d’autres domaines (télécommunications, électricité, gaz…). Cette décision de séparer infrastructure et services de transports a été actée par une directive de 1991.
La France a dû s’y soumettre en créant RFF, Réseau Ferré de France. La SNCF a bien été heureuse de laisser à RFF les dettes accumulées par elle depuis des années, ainsi qu’un réseau en piteux état, mais elle n’a pas entendu pour autant perdre (en partie) son pouvoir, et elle fait tout pour continuer à orienter la gestion de RFF vers ses propres intérêts, au détriment des trains étrangers concurrents. Le gouvernement français a songé, beauté du langage technocratique, à un « gestionnaire d’infrastructure intégré » rattaché, heureux hasard, à la SNCF. La première bataille de la guerre du rail était engagée.
“En France, service public, n’a jamais signifié service du public, mais nous a valu la tradition du monopole.”
Les « paquets ferroviaires »
D’autres batailles se sont livrées parallèlement.
Il y a eu d’abord le transport des marchandises. Deux « paquets ferroviaires » ont ouvert à la concurrence le frêt ferroviaire d’abord pour le réseau transeuropéen (2001), puis pour tous les nouveaux entrants sur les réseaux européens et transeuropéens (2004 et 2007) : désormais la concurrence existe réellement pour le transport de marchandises, aussi bien sur le plan international (2006) que sur le plan national (2007).
Il y a ensuite le transport des voyageurs. Ici, certains pays ont volontairement instauré la concurrence au niveau national, ils ont privatisé l’ancien monopole, afin qu’il ne bénéficie pas de soutien public. Ils se sont donc préparés à une deuxième bataille, qui s’est ouverte quand l’Europe a lancé un nouveau « paquet ferroviaire » adopté en 2007 qui prévoit l’ouverture à la concurrence des services ferroviaires internationaux de voyageurs. Cela n’incluait pas encore le « cabotage », qui permet par exemple sur une ligne Bruxelles Rome à une compagnie de prendre des voyageurs à Paris pour les déposer dans une autre ville française, mais c’était un premier pas. Bien entendu, la France a attendu l’extrême limite, un sursis lui ayant été accordé pour la mise en œuvre, mais c’est désormais chose faite.
La France aura un « train » de retard !
Ce qui a été annoncé en janvier dernier, c’est la totale ouverture à la concurrence en décembre 2019 pour le TGV à l’intérieur de tous les pays européens.
Cette décision a provoqué une levée de boucliers en France. Certains de nos confrères, qui se présentent pourtant en libéraux, ont été impressionnés par le fait que la Commission « frappait fort ». Pour notre part, c’est l’extrême prudence de la Commission qui nous frappe et son décalage avec la réalité vécue dans de nombreux pays européens, bien plus avancés que le nôtre dans la mise en œuvre de la concurrence totale à l’intérieur de leurs frontières. De plus, on ne peut pas dire que l’Europe fasse les choses de manière précipitée : six ans nous séparent de l’échéance « fatale ».
Il est vrai que les réactions négatives en France s’expliquent aussi par le fait que la libéralisation toucherait aussi les transports express régionaux (TER) et, là on se heurte à d’énormes avantages acquis, à des conservatismes et privilèges ainsi qu’aux intérêts des conseils régionaux.
La France s’est donc empressée, par la voix des « proches du dossier », de dire qu’il s’agissait pour Bruxelles d’une position de négociation pour lâcher du lest ensuite. Ce projet de « quatrième paquet ferroviaire » serait, dit-on, le fruit des « ultralibéraux » de Bruxelles et des pays tout aussi ultras qui soutiennent cette position.
À vrai dire, l’échéance risque bien d’être « fatale », parce qu’à la différence d’un nombre croissant de pays européens, la France ne croit pas à la concurrence. Au lieu de s’y préparer en bouleversant les habitudes et les privilèges, on préfère chez nous dénoncer l’inconscience, l’arbitraire et la hâte de la Commission Européenne, pourtant bien en retrait des réalités des chemins de fer européens.
La SNCF veut accentuer encore sa vocation originelle de service public en lançant les trains « low cost » : Ouigo (en Angleterre, ils vont sans doute proposer « on y va », francophonie oblige). Des trains gratuits pour tout le monde, c’est la réalisation d’un vieux rêve. On ne voit pas comment on éponge la dette énorme de nos transports ferroviaires, ni comment la « vente à perte » interdira les trains italiens ou allemands de rouler sur nos rails.
La concurrence ne signifie pas la gratuité, surtout quand la gratuité n’est qu’apparente, puisque l’État est toujours propriétaire et derrière lui le contribuable toujours corvéable et taillable. La concurrence signifie le prix le plus bas possible, sans aide publique.
Un seul critère devrait guider nos gouvernants : celui du service du public, des clients, celui du choix de sa compagnie de train. Mais ici comme ailleurs, ce qui compte en France, ce sont les a priori idéologiques. Nous allons donc freiner d’abord et être les derniers ensuite : ainsi, nous aurons un « train » de retard pour nous adapter !
*Jean-Yves Naudet est un économiste français. Il enseigne à la faculté de droit de l’Université Aix-Marseille III, dont il a été vice-président. Il travaille principalement sur les sujets liés à l’éthique économique.
> Cet article est publié en partenariat avec l’ALEPS.
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