Tribune libre de Jacques Garello*
Beaucoup d’Européens croyaient savoir ce qu’est l’Europe. Ils se fiaient à quelques signes très visibles : l’euro, Bruxelles, la Champions League. Certains l’aimaient, certains y voyaient la cause de leurs maux. Là-dessus vint la crise, et l’image de l’Europe s’est soudainement estompée. Une première fracture est intervenue entre les pays qui au sein de l’Europe appartenaient à l’Union et les autres : 27 pays n’expulsent pas d’Europe la Suisse, la Norvège, ni même la Russie, l’Ukraine, la Géorgie, voire la Turquie.
Une deuxième fracture s’est produite entre les membres de l’Euroland, qui ont une monnaie et une banque centrale communes, et ceux qui ont gardé leur souveraineté monétaire : Royaume-Uni, Suède, Pologne, République Tchèque, etc. Ici la crise de l’euro a été assimilée à une crise de l’Europe, parce que l’on a pensé que l’euro devait être sauvé, et que pour sauver l’euro il fallait se donner de nouvelles institutions européennes ou, au minimum, un nouveau mode opératoire. Enfin, et non le moindre, les réactions des divers pays face à la crise ont fait apparaître la fracture la plus nette, et qui transcende les autres : entre les fourmis et les cigales, entre ceux qui ont réduit la voilure de l’État et ceux qui ont cherché la solution dans des politiques étatiques de relance et de déficit budgétaire.
Les Européistes à tout crin pensent replâtrer les fractures de l’Europe avec le Pacte de Solidarité rédigé en juin dernier et en cours de ratification dans les pays concernés. Mais le plâtre est friable, parce qu’il unit des pays précisément et profondément divisés sur la sortie de crise ; les fourmis resteront fourmis et les cigales continueront à danser.
Je me demande si la « crise de l’Europe » n’est pas plus profonde encore, et si elle ne remonte pas aux origines de la construction européenne, au traité de Rome lui-même. Depuis un demi-siècle on croit avoir fait l’Europe, alors que l’on a simplement joué à l’Europe.
Je l’ai déjà rappelé à de nombreuses reprises : le choix n’a jamais été fait entre une Europe espace et une Europe puissance. Une Europe espace, c’est une Europe sans frontière, où peuvent librement circuler les produits, les capitaux, les entreprises, les hommes. C’est une Europe destinée à unir des peuples divers autour d’une culture commune, forgée et embellie par la tradition chrétienne. Rapprocher les gens. L’Europe puissance est une volonté d’unir les Etats. C’est une vue politique, soucieuse de mettre en place un pouvoir au-delà des nations, d’autorités bureaucratiques, de politiques communes.
Sans nul doute l’ambiguïté régnait-elle dès le début. Les vrais pères de l’Europe Adenauer, Schuman et de Gasperi étaient tous trois des chrétiens démocrates, et voulaient avant tout une Europe « de l’esprit et du cœur », une paix durable entre habitants d’une Europe meurtrie par des guerres fratricides et odieuses. Les douze étoiles du drapeau européen sont celles de la Vierge Marie (et non pas, comme on le croit, des douze états fondateurs – qui n’étaient que six). Mais en même temps se profilait une Europe organisée, administrée, celle de Jean Monnet, ennemi juré du marché et partisan inconditionnel de la planification administrative. Finalement, on a eu les deux Europe, l’une apportant tous les bienfaits du libre échange et de la libre entreprise, l’autre multipliant les entraves administratives et les coûts d’une bureaucratie incontrôlée. Bien évidemment, si le débat sur l’Europe devait se circonscrire à la classe politique, le choix proposé ne portera que sur l’organisation du pouvoir, et la lutte sera ardente entre souverainistes et fédéralistes. Mais le débat concerne avant tout les Européens, et non pas ceux qui prétendent parler en leur nom au prétexte d’une représentativité de façade.
La crise de l’Europe est donc avant tout une interrogation sur l’État nation. Peut-on continuer à admettre la fiction de peuples assemblés docilement sous la houlette d’une classe politique elle-même divisée ? Beaucoup d’hommes politiques (comme Jacques Delors jadis) font un calcul cynique : l’État nation étant mis en péril à l’intérieur de ses frontières par la vague de libéralisme et de mondialisme qui déferle sur le monde à partir des années 1980 (ère Reagan–Thatcher et chute du mur de Berlin), reste à replier le pouvoir politique à Bruxelles ou Francfort, où il échappera à toute pression, un Parlement croupion laissant libre jeu à des autorités supra-nationales agissant pour le bien du peuple européen entier.
Or, nous voyons aujourd’hui que les peuples ne se reconnaissent plus dans les États qui les enserrent. Ce qui se passe déjà en Belgique, en Espagne, c’est une volonté d’indépendance de nations et de cultures qui supportent mal le pouvoir central, ses redistributions et ses législations arbitraires. En France, pays du jacobinisme et du « politique d’abord », ce genre de réactions est encore embryonnaire. Mais les Français dynamiques, et en particulier les jeunes, sont tentés par la délocalisation pour échapper aux serres et aux inepties de l’État-Providence.
Finalement, je me demande si ce qui nous attend en Europe ce n’est pas une progressive libération, impliquant la décroissance des Etats et la totale ouverture de l’espace européen, vivifié par ses diversités et harmonisé par une concurrence bienfaisante. À la recherche de l’Europe, on pourrait retrouver, comme en 1989, la fin des dictatures politiques et l’espoir de la liberté.
*Jacques Garello est un économiste libéral français, professeur émérite à l’Université Paul Cézanne Aix-Marseille III. Il est fondateur du groupe des Nouveaux Économistes en 1978 et président de l’Association pour la liberté économique et le progrès social (ALEPS) depuis 1982. Il est également membre du Conseil d’administration de l’Institut de Recherches Economiques et Fiscales (IREF).
> Cet article est publié en partenariat avec l’ALEPS