La Cour européenne des droits de l’homme estime qu’il est légitime et proportionné de licencier un employé au motif de son objection de conscience à l’homosexualité.
Tribune libre de Grégor Puppinck*
Il y a de quoi être préoccupé par un nouvel arrêt rendu par la quatrième section de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
La CEDH a jugé aujourd’hui que le Royaume-Uni n’a pas violé la Convention européenne des droits de l’homme dans trois des quatre affaires de Nadia Eweida, Shirley Chaplin, Lillian Ladele et Gary McFarlane contre le Royaume-Uni, en ce qui concerne le droit de chrétiens à ne pas être discriminés dans leur travail en raison de leur conscience et religion (affaires n°48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10).
Dans ces quatre cas, les employés ont été sanctionnés par leur employeur, et même licenciés pour trois d’entre eux, pour avoir agi selon leur foi et leur conscience : en portant une chaînette avec une petite croix autour du cou (cas de Mmes Eweida et Chaplin), et en refusant d’enregistrer les partenariats civils pour homosexuels (cas de Mme Ladele). Dans le cas de M. McFarlane, conseiller conjugal, ce dernier a été licencié après avoir partagé avec ses supérieurs ses doutes quant à sa capacité personnelle à conseiller les couples de même sexe.
La Cour n’a constaté qu’une seule violation dans le cas de Mme Eweida parce que d’autres employés de confessions différentes ont été autorisés à porter des signes religieux.
Cependant, dans les cas de Mme Chaplin, Mme Ladele et M. McFarlane, la Cour a conclu à l’absence de violation de leur liberté de conscience et de religion. La CEDH s’est contentée d’invoquer la « marge d’appréciation » de l’Etat pour justifier ses décisions, estimant qu’il n’était pas disproportionné de licencier un employé parce que 1 / elle refuse d’enlever sa petite croix (cas de Shirley Chaplin), 2 / elle refuse d’accepter la nouvelle obligation professionnelle de célébrer des partenariats civils entre personnes de même sexe (cas de Lillian Ladele), 3 / il a partagé avec ses supérieurs ses doutes quant à sa capacité à conseiller des couples de même sexe (cas de Gary McFarlane).
Il convient de rappeler que Shirley Chaplin a porté sa croix autour de son cou pendant des années sur son lieu de travail sans qu’aucun problème ne se pose, et que Gary McFarlane a seulement fait part à ses supérieurs de ses problèmes de conscience quant à sa capacité à conseiller des couples de même sexe en tant que thérapeute de couples. En ce qui concerne Lillian Ladele, elle travaillait à l’état civil de la commune d’Islington bien avant que la loi introduisant un partenariat civil pour homosexuel n’entre en application au Royaume-Uni. Par conséquent, elle n’a jamais accepté de prendre cette responsabilité, en outre, elle aurait facilement pu être affectée à d’autres fonctions. Elle a été dénoncée par des collègues homosexuels.
Le plus inacceptable dans cette décision est que la majorité de la Section a estimé que le licenciement des employés était légitime et surtout proportionné à la volonté de l’employeur d’appliquer « la politique interne d’égalité et de diversité», laquelle vise à lutter contre les discriminations sexuelles, raciales et religieuses. Comment peut-on considérer comme « proportionné » le licenciement d’un salarié alors qu’il aurait été possible et même aisé pour l’employeur de l’affecter à une autre fonction ? Le refus des employeurs d’accueillir les demandes de leurs employés et leur licenciement n’est rien d’autre qu’une sanction idéologique maximale.
Il faut souligner qu’aucun couple de personnes de même sexe n’a subi les conséquences de leurs objections de conscience. Le « délit » que l’on reproche à Lillian Ladele et Gary McFarlane n’a pas fait de victime.
De nombreuses démocraties occidentales ont choisi de promouvoir le modèle de l’ « accommodement raisonnable» afin de permettre à une société pluraliste de vivre ensemble dans le respect mutuel. Ce n’est pas le choix opéré dans la décision rendue aujourd’hui. La Section choisit d’imposer aux consciences individuelles l’idéologie postmoderne qui, au nom de la diversité et du pluralisme, refuse les expressions personnelles de la moralité, notamment en matière sexuelle. Cette décision entérine l’imposition monopolistique de la « pensée unique » aux consciences individuelles et aux croyants, alors que la Section avait la possibilité, à l’inverse, d’ouvrir la voie d’une approche réellement pluraliste et respectueuse de la diversité.
Pourtant, compte tenu du petit nombre d’objecteurs de conscience et de couples homosexuels, il ne devrait y avoir aucune difficulté pratique à faire respecter les droits et demandes de chacun. En aucun cas, une objection de conscience sérieuse et fondée comme en l’espèce devrait entraîner une perte d’emploi. Comme le dit souvent la Cour : “le rôle des autorités n’est pas de supprimer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais de s’assurer que les groupes opposés se tolèrent les uns les autres”. On peut se demander si cela est toujours vrai.
Cette décision de Section autorise les employeurs à licencier les employés qui ne partagent pas les choix moraux de leurs employeurs. Cela porte d’autant plus à conséquences que de plus en plus de compagnies multinationales (Google, et autres) adoptent, à l’instigation des lobbies LGBT, des Chartes internes de diversité, tolérance ou non-discrimination qui peuvent s’imposer ainsi à la conscience des employés sous peine de licenciement.
“Sous l’effet de l’individualisme et du relativisme, la conscience est assimilée au subjectivisme moral et confondue dans le subjectivisme et l’irrationalité supposée ou réelle des religions.”
Cet arrêt est un parfait exemple de la tendance liberticide du libéralisme, par laquelle une société fondée sur un consensus d’amoralité devient intolérante envers ceux qui continuent à exercer en conscience un jugement moral sur la conduite humaine.
La majorité de la Section n’a manifestement pas compris la différence fondamentale existante entre conscience et religion. Alors que les cas de Mmes Eweida et Chaplin portent sur la « liberté de religion » (liberté de porter des objets religieux), ceux de Mme Ladele et de M. McFarlane portent sur la « liberté de conscience » (l’objection de conscience à l’homosexualité).
La Cour passe sous silence la problématique de la liberté de conscience, et juge les quatre affaires, pourtant très différentes, au seul regard de la liberté de religion. Il existe pourtant une différence de nature entre la conscience et la religion, qui différencie les prescriptions de la conscience (qui dictent de ne pas célébrer d’unions homosexuelles), et une prescription religieuse (qui demande de porter une croix). La « liberté de conscience » vise à garantir le respect de la suprématie naturelle de l’ordre normatif de la conscience sur celui des lois positives. Il s’agit de la liberté de désapprouver les choix normatifs réalisés par la majorité politique. Cette liberté est d’autant plus importante dans une société comme la notre qui opère des choix moraux (choix de société) par la voix contingente du vote majoritaire démocratique.
Alors que la liberté de religion peut être soumise à des restrictions nécessaires dans une société démocratique (conformément à l’article 9 § 2), ce n’est pas le cas de la liberté de conscience qui n’accepte pas d’exception dans les rares cas où une objection de conscience réelle et sérieuse est établie (conformément à l’article 9 § 1). L’État a alors l’obligation positive non seulement de s’abstenir de forcer quelqu’un à agir contre sa conscience, mais il doit aussi prendre des mesures positives pour respecter cette personne, autant que cela est raisonnablement possible.
Ainsi, il est moins grave d’obliger quelqu’un à s’abstenir de porter un signe religieux (atteinte à la liberté négative de religion) que de forcer quelqu’un à agir contre sa conscience (atteinte à la liberté positive de conscience), comme par exemple forcer quelqu’un à célébrer une union homosexuelle, ou toute autre pratique pouvant être raisonnablement considérée comme immorale (avortement, euthanasie, mais aussi certaines pratiques sexuelles, commerciales, journalistiques, financières, etc.)
Dans le cas de Mme Ladele, l’État a manqué à ses deux obligations. Non seulement l’État a forcée Mme Ladele à célébrer des unions homosexuelles sous peine de licenciement (violant ainsi son obligation négative de respecter la conscience individuelle), mais il n’a fait aucun effort pour chercher un accommodement raisonnable visant à respecter son objection de conscience (en violant par-là son obligation positive de respecter la conscience individuelle).
Seuls deux juges – les juges Vucinic et De Gaetano – ont compris cette différence fondamentale entre « conscience» et «religion », et ses implications pour la protection de la liberté de conscience et de la liberté de religion. Ils ont publié en annexe à l’arrêt une excellente opinion dissidente démontrant pourquoi le Royaume-Uni a violé la liberté de conscience de Mme Ladele. Les observations écrites soumises à la Cour par l’ONG European Centre for Law and Justice qui exposent cette différence y sont amplement citées. Les deux juges concluent leur opinion par ces mots : « Au lieu de pratiquer la tolérance et la « dignité pour tous » qu’il prêche, l’arrondissement d’Islington a poursuivi la ligne doctrinaire, la voie obsessionnelle du politiquement correct. La cour a effectivement cherché à forcer le requérant à agir contre sa conscience sous peine radicale de licenciement – chose qui, à supposer même que les limites de l’article 9 § 2 s’appliquent aux prescriptions de la conscience, ne peut pas être considérée comme nécessaire dans une société démocratique ».
Dans le cas de M. McFarlane, les deux juges dissidents ont noté que le requérant ne pouvait pas demander le respect de son objection de conscience parce qu’il a volontairement décidé de prendre le poste de thérapeute, sachant qu’il pouvait être amené à devoir conseiller des couples de même sexe. Cela serait effectivement juste il me semble si M. McFarlane avait dans les faits refusé de conseiller certains clients, ce qui n’a pas été le cas. Son licenciement a été uniquement fondé sur l’expression de ses « doutes », c’est à dire sur son opinion personnelle.
Il doit également être noté que les cas de Mme Ladele et de M. McFarlane arrivent quelques mois après l’arrêt de la Cour dans l’affaire Vejdeland et autres c la Suède de février 2012, dans lequel la Cour avait déjà acté la limitation de la liberté d’expression sur les questions liées à l’homosexualité. Cette fois, les préoccupations de l’homosexualité prévalent sur la liberté de conscience et de religion.
Le silence de la majorité des juges de la Section sur la liberté de conscience de Mme Ladele et de M. McFarlane a une explication très claire. D’une part, sous l’effet de l’individualisme et du relativisme, la conscience est assimilée au subjectivisme moral et confondue dans le subjectivisme et l’irrationalité supposée ou réelle des religions. D’autre part, dans cet univers social composé d’individus estimés subjectifs et irrationnels, la loi est la seule norme morale objective admissible dans la société ; ainsi la « pensée unique » lorsqu’elle prend forme de loi comme c’est le cas s’agissant de « de la lutte contre la discrimination » doit s’imposer aux jugements individuels de la conscience.
Le fait est que la Cour se désigne elle-même comme « la Conscience de l’Europe » : une conscience unique et collective qui s’impose aux centaines de millions de consciences individuelles des citoyens des 47 États membres du Conseil de l’Europe.
*Grégor Puppinck est le directeur du European Centre for Law and Justice, une ONG basée à Strasbourg, et expert auprès du Conseil de l’Europe.
Du même auteur :
> Comment le Conseil de l’Europe impose l’avortement à l’Irlande et à la Pologne
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