C’est chose faîte et avec la manière en plus. Boris Johnson a largement remporté les élections générales du 12 décembre au Royaume-Uni avec une confortable majorité de 365 sièges à la Chambre des Communes. Il faut remonter à 1983 et l’écrasante victoire de Thatcher (397 sièges) pour retrouver un tel score pour les conservateurs.
1. Contrairement à ce qu’écrivaient les éditorialistes et politiques français depuis trois ans, une majorité de Britanniques était et reste en faveur du Brexit ! Les explications fumeuses visant à faire croire que les électeurs regrettaient leur vote ne sont encore une fois que la traduction de ce que rêvent les élites, non la réalité. Le score des libéraux-démocrates, seul parti national pro-UE, est à ce titre très révélateur. S’ils progressent un peu en nombre de voix par rapport à 2017, ils stagnent en nombre de sièges avec 11 députés élus et restent loin de leurs bons résultats aux élections de 2005 et 2010.
2. La ligne du toryisme rouge s’impose au sein du camp conservateur et – combinée à une position ferme sur le Brexit – elle lui permet de s’attacher un électorat populaire à la recherche d’une ligne souverainiste, sociale et identitaire arrachant ainsi de nombreux bastions travaillistes dans le centre et le nord de l’Angleterre. C’est le cas par exemple des circonscriptions de Bolsover ou de North West Durham qui n’avaient jamais basculé depuis 1950 ! Autre exemple Workington qui en un siècle n’a été remporté qu’une seule fois par les conservateurs : c’était en 1976 lors d’une élection partielle. Et ne parlons pas de Leigh, une circonscription qui n’a jamais élu de député conservateur depuis sa création en 1885 ! Une stratégie similaire à celle de Trump en 2016 dans les états de la rust belt… qui avait eu cependant un discours nettement plus libéral, culture américaine oblige.
Car le résultat de jeudi est l’aboutissement d’un cycle politique. En 2010, après treize ans d’opposition et une crise financière qui a touché de plein fouet le Royaume-Uni, les conservateurs cherchent la martingale pour revenir au pouvoir. David Cameron, leur leader, fait campagne avec son programme de Big Society visant à rompre avec le thatchérisme et directement inspiré des réflexions du penseur Phillip Blond sur le toryisme rouge qui propose un conservatisme traditionaliste et communautaire, s’attaquant à la fois à la prééminence de l’État et à celle du marché. Une fois élu, Cameron trahit malheureusement rapidement ses promesses et s’engage dans la voie de l’austérité budgétaire (le thatchérisme a le cuir épais)… qui finit néanmoins par payer puisque l’économie britannique repart mais au prix d’une expansion de la précarité.
Dominé dans les sondages d’opinion par les travaillistes et menacé sur sa droite par le UKIP, parti eurosceptique et anti-immigration dirigé par Nigel Farage, Cameron durcit sa politique migratoire et annonce sa volonté d’organiser un référendum sur l’adhésion à l’UE si son parti remporte les élections générales de 2015. Finalement victorieux, les conservateurs arrachent même une majorité absolue au Parlement alors que leur nombre de voix est quasi-stable. Ils peuvent mettre fin à leur coalition avec les libéraux-démocrates qui sont ressortis laminés des élections (faute d’avoir su imposer leur programme dans le gouvernement). En face, les travaillistes sont en recul sous la double pression des indépendantistes écossais et du UKIP qui leur taille également des croupières dans l’électorat populaire.
Cameron sait que sa victoire tient davantage à la faiblesse de ses adversaires qu’à sa propre force. Il tient parole, renégocie un traité avec l’UE et organise un référendum qu’il perd le 23 juin 2016 avec la victoire du camp du « leave ».
À partir de cette date, rien ne va plus au Royaume-Uni. Les deux grands partis se déchirent sur la question européenne tandis qu’une large majorité des élites contestent le résultat. En 2017, la nouvelle locataire du 10 Downing Street, Theresa May, qui a fait sienne les idées du toryime rouge, perd sa majorité absolue aux législatives anticipées qu’elle a elle-même déclenché et doit compter sur le soutien du DUP, un parti nord-irlandais, pour gouverner. Enfermée dans le débat sur le Brexit, elle abandonne toute velléité réformatrice et sacrifie même ses conseillers « red tories ».
La suite est connue. Après trois rejets de son accord de divorce par les députés, elle démissionne au profit de Boris Johnson qui s’exprime clairement en faveur de la réalisation du Brexit et reprend plus ou moins les thématiques du toryisme rouge dans son programme : pouvoir d’achat pour les classes moyennes et populaires, stabilité des prélèvements obligatoires, limitation des cadeaux fiscaux pour les ménages aisés, investissements dans le système de santé et dans les infrastructures… On est loin des discours ravageurs en France sur la suppression de l’ISF et la rigueur dans la fonction publique prônés par certains hommes politiques au sein des Républicains. Mais on est loin également du socialisme ambiant qui ronge certains cadres du Rassemblement national.
Cette stratégie couplée une nouvelle fois à la faiblesse des autres partis politiques a porté ses fruits avec le résultat du 12 décembre. Reste à savoir si Johnson appliquera enfin cette ligne ou s’il trahira lui aussi ses promesses, au risque cette fois-ci d’une débâcle électorale aux prochaines élections.
3. Pour les travaillistes, la situation est dramatique avec 203 sièges remportés, le pire score depuis 1935 ! Le parti paye évidemment sa ligne floue sur le Brexit qui confirme l’incapacité des dirigeants issus de la gauche radicale à s’extraire de la matrice UE : Tzipras en Grèce, Mélenchon en 2017 (avouant qu’il ne sortirait jamais de l’UE et perdant de facto tout crédit pour renégocier quoique ce soit) et maintenant Corbyn.
Cette défaite montre également qu’une ligne économique très à gauche ne suffit plus pour gagner ! Certes, les classes populaires rejettent le libéralisme débridé, mais elles rejettent aussi l’internationalisme (mondialisation, multiculturalisme, immigration) qui structure désormais la gauche.
Mélenchon l’avait saisi lors de la campagne présidentielle 2017, lui qui avait opté pour une campagne populiste avec le spectaculaire résultat qu’on lui connait. Depuis, il est revenu sur sa ligne socialiste-communautaire à la grande joie de tous ses adversaires. Plus globalement, la social-démocratie (quel que soit son degré de radicalité) agonise et le Royaume-Uni ne fait pas exception confirmant qu’il est impossible de concilier un généreux système de protection sociale et des frontières ouvertes à tout vent.
Corbyn de son côté a amplifié la déroute de son camp avec une stratégie électorale proprement aberrante. La combinaison de sa non-adhésion au Brexit et d’un programme économique très à gauche ayant fait fuir à la fois les classes populaires et les bobos urbains.
4. Si l’altruisme en politique existe, il est incarné par Nigel Farage, héraut et héros du Brexit. Après avoir ferraillé pendant plus de deux décennies pour faire sortir son pays de l’UE, il s’était retiré de la vie politique à l’issue du référendum estimant sa mission réussie. Partisan d’un Brexit dur et opposé au traité de Johnson, il reprend du service en 2019 avec le Brexit Party. Mais plutôt que de prendre le risque de contribuer à une victoire des « remainers » en divisant le camp du Brexit, il laisse finalement le champ libre aux conservateurs en se retirant des circonscriptions qu’ils avaient gagnées aux élections générales de 2017. Ainsi son parti n’a remporté aucun siège le 12 décembre mais Farage devrait voir son rêve se réaliser le 31 janvier 2020.
5. Les défis sont légion pour le premier ministre britannique. Outre l’épineuse question du Brexit et la définition d’une nouvelle relation avec l’UE qui ne manquera pas d’alimenter les débats outre-Manche dans les prochaines années, la situation en Ecosse où les indépendantistes pro-UE ont raflé 48 des 59 sièges fait ressurgir le débat sur l’indépendance de cette région. Plus largement, cette situation n’est pas sans rappeler la Catalogne en Espagne et le danger que l’UE fait courir en affaiblissant chaque jour un peu plus les états-nations.
Enfin, il est évident que la fracture entre les élites et les classes populaires (visible désormais dans tous les pays occidentaux) ne va pas se résorber. Si l’espoir des premières de voir annulé le Brexit semble désormais totalement évanoui, il faudra un sacré courage et un vrai sens politique pour faire respecter l’expression de la volonté populaire et refaire du Royaume-Uni un modèle de démocratie.
Henri Dubreuil