Tribune libre de Paul Goldschmidt*
La rapidité et l’enthousiasme inhabituels avec lesquels la Commission Européenne, l’Eurogroupe et le FMI ont accueilli la demande formelle de l’Espagne d’une aide financière pour recapitaliser ses banques posent une série de questions importantes.
Il est clair que l’effet d’annonce a pour but immédiat de rassurer l’opinion publique, tant espagnole (en omettant des exigences d’austérité additionnelle) qu’européenne (en renforçant le rempart anti-contagion), à quelques jours d’autres échéances cruciales pour l’avenir de l’UEM, notamment les élections grecques (et accessoirement françaises) et le Sommet Européen des 28 et 29 juin.
L’annonce que l’Europe serait prête à fournir une aide à hauteur de 100 milliards d’euros (alors que la demande encore non chiffrée de la requête sera sans doute inférieure) démontre la volonté d’afficher la disponibilité de moyens suffisants, susceptibles de calmer la nervosité des marchés.
Cette offre d’assistance, qui sera sans aucun doute décrite comme une preuve de solidarité, pourrait – si l’on se réfère au passé – cacher des motifs plus égoïstes de la part des bailleurs de fonds dont la préoccupation essentielle – et compréhensible – serait la protection de leur propre secteur financier.
Rappelons le contexte historique récent. Au lendemain de la faillite de Lehman, à l’automne 2008, l’Eurogroupe, sous l’impulsion du Président Sarkozy, s’était accordé sur le fait qu’aucun des pays Membres de l’Eurozone ne laisserait tomber une de ses banques; simultanément, la garantie des dépôts était rehaussée à 100.000 euros.
Lors de la crise irlandaise, le sauvetage de 85 milliards d’euros incluait une tranche de 35 milliards d’euros devant obligatoirement servir à la recapitalisation des banques irlandaises par l’Etat. Le but réellement recherché était d’assurer que les prêts accordés par le secteur bancaire européen aux banques irlandaises soient intégralement remboursés, le fardeau et le risque étant ainsi entièrement transféré de ces prêteurs imprudents sinon irresponsables, sur les épaules du contribuable irlandais. La participation exceptionnelle de la Grande-Bretagne à ce sauvetage d’un Membre de l’Eurozone reflétait la hauteur du risque irlandais accumulé par les banques anglaises. Sans s’appesantir sur l’iniquité du taux des prêts accordés, où les bailleurs réalisaient un bénéfice plus ou moins plantureux selon leurs propres conditions de financement, la structure retenue constituait en réalité un détournement flagrant de l’accord d’octobre 2008. Si l’esprit en avait été respecté, chaque pays membres aurait dû assumer la responsabilité de la solvabilité de ses propres banques au lieu, dans ce cas précis, de le transférer au contribuable irlandais.
Après ce premier épisode peu glorieux, on a assisté à la montée en puissance progressive de la crise de la dette souveraine dont une des causes premières était la relation incestueuse et de dépendance réciproque entre les secteurs bancaires et les Etats nationaux. L’extension de la crise à l’Italie, plombée par une dette publique excessive et à l’Espagne où l’endettement/risque excessif était largement confiné aux secteurs bancaire et à celui des pouvoirs publics régionaux, a fait prendre conscience de la fragilité de l’ensemble du secteur bancaire de l’Eurozone à cause du montant important des prêts « transnationaux » qui finançaient et refinançaient les dettes excessives accumulées.
Cette perception n’a fait que se renforcer avec l’aggravation de la crise grecque, sujette à un deuxième puis troisième sauvetage avec l’objectif avéré d’éviter la sortie du pays de l’Eurozone, par peur d’un effet de contagion. En effet, une sortie d’ l’Euro posait de manière concrète les modalités de traitement des contrats libellés en euros auxquels un débiteur/créditeur grec serait partie prenante. Si lors de l’introduction de l’euro, le principe de la « continuité des contrats » avait permis une transition indolore des monnaies nationales vers la monnaie unique, l’application de ce même principe interdisait une simple redénomination des contrats dans une « nouvelle monnaie nationale » légataire.
Ces craintes ont suscité, pour la première fois, la question de la pérennité de la monnaie unique. Cela a conduit à l’émergence de deux tendances lourdes – justifiées par un comportement de « bon père de famille » concernant la gestion des risques – dont il devient très urgent de circonscrire l’ampleur : d’une part le risque d’un retrait massif de dépôts et leur transfert à l’étranger ou leur thésaurisation en numéraire, ce qui est déjà avéré en Grèce et dont l’Espagne et le Portugal semblent ressentir déjà les prémices, sans qu’on puisse exclure un mouvement plus généralisé, reflété par la faiblesse (relative) récente de l’euro ; d’autre part le secteur bancaire lui-même a initié une « renationalisation » de ses activités au sein même de l’Eurozone, visant à limiter les risques transnationaux aux possibilités de refinancement disponibles dans les pays « emprunteurs ».
Ces deux tendances viennent s’ajouter à la politique de désendettement initiée par le secteur bancaire au lendemain de la crise de 2008. La grande difficulté des banques à obtenir des fonds propres sur le marché, pour conforter leurs bilans et prêter à l’économie réelle, a reporté sur les Etats eux-mêmes cette charge additionnelle ainsi que les exemples irlandais, grec et maintenant espagnol le démontrent.
C’est dans ce contexte de tension extrême que la BCE est intervenue depuis l’été 2011, par des moyens non-conventionnels supplémentaires pour assurer au marché une liquidité indispensable. Les programmes SMP (Securities Market Program) et LTRO (Long Term Refinancing Operations) ont apporté un soulagement temporaire mais semblent épuiser rapidement leur efficacité, ce qui a amené le Président Draghi à appeler les Etats à prendre leurs responsabilités.
A la lumière de cet assez long mais indispensable rappel du contexte, comment doit-on appréhender la demande d’assistance financière de l’Espagne ?
Il y a tout d’abord des éléments juridiques liés aux traités établissant les mécanismes d’intervention (FESF et bientôt le MES) qui seront appelés à agir. Il sera difficile d’éviter que le soutien financier ne soit fourni sous forme de prêt, sinon à l’Etat espagnol lui-même, du moins à une entité juridique qui en dépend entièrement (FROB ?). Alors que pour des raisons politiques on évitera éventuellement toute « nouvelle » conditionnalité formelle, on ne pourra faire l’économie d’une réaffirmation des engagements européens auxquels l’Espagne a déjà souscrite.
En second lieu, il faudra clarifier la position de garant de l’Espagne vis-à-vis de prêts éventuels du FESF. Une position d’ « Etat excusé de garantie » (prévue pour les bénéficiaires de ses prêts) fragiliserait encore plus la notation du FESF et donc les conditions auxquelles il peut emprunter. Cela serait de nature à limiter l’avantage financier escompté par l’Espagne en demandant l’assistance de ses partenaires.
En admettant que ces questions puissent trouver une solution appropriée, se posera alors le nœud du problème : A quoi va finalement servir la recapitalisation des banques espagnoles ?
Si, comme par le passé, il ne s’agit que d’accorder un ballon d’oxygène au secteur bancaire espagnol, sans autres contraintes, il faut alors craindre qu’une fois de plus on ne se trouve en face de soins palliatifs au lieu de soins curatifs. En effet, poursuivant leur restructuration interne des risques, il faut s’attendre à ce que l’amélioration temporaire (et probable) des taux espagnols sur le marché ne serve qu’à l’accélérer le mouvement de « renationalisation » des risques bancaires au sein de la zone Euro. On verrait alors les banques espagnoles continuer à acheter de la dette souveraine espagnole dont les autres banques de l’Eurozone se débarrasseraient.
Comme les possibilités de mesures d’austérité supplémentaires sont quasiment épuisées et seraient aussi inacceptables pour la population, il est indispensable d’assortir l’assistance d’autres mesures contraignantes visant l’ensemble du secteur bancaire si l’on veut s’assurer qu’elle ait un impact durable:
En contrepartie de la recapitalisation des banques espagnoles (dont les grands bénéficiaires seront les banques étrangères), il y a lieu d’exiger que les banques maintiennent inchangées leurs engagements individuels vis-à-vis des secteurs bancaire et souverain espagnols. Le respect de cette contrainte serait vérifiée par les régulateurs et, le cas échéant, la sanction pourrait être un refus d’accès aux facilités de refinancement de la BCE.
Une telle mesure serait un premier grand pas pour sortir de l’engrenage de l’interdépendance des banques et de leurs Etats nationaux. Ce serait aussi un signe important pour le marché concernant la détermination des pays Membres de l’Eurozone de faire tout ce qui est nécessaire pour sauvegarder l’UEM et les immenses bienfaits dont il est porteur.
Finalement, au lieu de se contenter de donner des leçons aux Membres de l’Eurozone, la Grande-Bretagne devrait s’associer à la démarche suggérée (comme elle l’a fait pour l’Irlande) et imposer des exigences similaires à ses banques en ce qui concerne la gestion du risque espagnol. Rien n’empêcherait d’ailleurs cette solidarité de s’étendre aux Etats-Unis et à d’autres pays soucieux de l’impact désastreux d’une implosion de l’UEM sur leurs propres économies.
Si, une fois de plus, les responsables politiques de l’Union s’imaginent que la simple annonce d’un sauvetage du secteur bancaire espagnol sera suffisante pour surmonter la crise, il y a fort à craindre qu’un processus d’implosion de la monnaie unique se mettra inexorablement en place et qu’il sera alors trop tard pour sauver les meubles !
*Paul Goldschmidt est ancien administrateur de Goldman Sachs International et ancien directeur à la Commission européenne, membre de l’Advisory Board de l’Institut Thomas More.
Le site de l’Institut Thomas More.