C’était il y a deux ans. Le 10 avril 2010. Un samedi matin. Toutes les télévisions montraient les mêmes images de ces débris d’avion dans les bois près de Katyn, un lieu hautement symbolique depuis l’exécution en masse d’environ vingt mille officiers et autres prisonniers polonais de l’Armée Rouge ordonnée par Staline en 1940. Et les visages en larmes de ces Polonais venus commémorer le 70e anniversaire du crime soviétique…
Une semaine de deuil et d’union nationale très vite brisée
Puis est venu le moment du deuil. À Varsovie, dès les heures qui ont suivi l’annonce de la mort du président de la République polonaise, Lech Kaczynski, de son épouse, des 88 autres dignitaires et représentants de la société civile qui se trouvaient à bord et des membres de l’équipage, 96 personnes en tout, les gens ont commencé à se rassembler spontanément devant le palais présidentiel. Nous nous y sommes rendus, avec mon épouse polonaise et notre bébé de trois mois dans son landau, pour déposer notre lampion comme des dizaines de milliers d’autres Polonais de Varsovie et d’ailleurs. Grâce à notre enfant, nous avons pu pénétrer dans le palais présidentiel pour prier un instant devant la tombe du couple présidentiel. Je dis grâce à notre enfant, car sans enfant en bas âge avec nous, il nous aurait fallu faire la queue comme ces quelque deux cent mille personnes qui attendaient leur tour pour pouvoir prier ou se recueillir, parfois en attendant douze heures ou plus. La procession a duré une semaine. Les gens portaient des pancartes avec les photos des défunts, de nombreux drapeaux flottaient au-dessus des têtes. Même les médias “dominants”, très critiques, jusqu’ici, à l’égard du président Kaczynski, se sont mis pendant cette semaine de deuil à diffuser des reportages plus flatteurs jusqu’ici passés à la trappe, car ne cadrant pas avec l’image qu’on voulait lui donner. Cela a été l’occasion pour beaucoup de Polonais de réaliser combien leurs médias « démocratiques » leur mentaient d’habitude et que la propagande ne s’était pas forcément arrêtée avec la chute du communisme : elle avait simplement changé d’idéologie et de méthode pour devenir plus raffinée, plus pernicieuse, moins centralisée et moins évidente à déceler.
Un peuple divisé
Dans ce pays traditionnellement divisé, on a même eu l’impression, un moment, qu’une sorte d’union nationale étaient née, une union nationale qui aura duré quelques jours seulement, les premières voix discordantes n’ayant
même pas attendu que tout ce beau monde ait été enterré. C’est le journal de gauche aux méthodes de tabloïde Gazeta Wyborcza, farouchement opposé aux Kaczynski et à leur politique de décommunisation et de lutte contre la corruption, qui ouvrit le bal relayé par le cinéaste Andrzej Wajda. Ce dernier s’est empressé de donner des interviews dans les journaux étrangers, comme Le Monde en France, pour expliquer que c’était probablement le président Kaczynski lui-même qui avait causé sa propre mort et celle des autres victimes en forçant les pilotes à atterrir et que son frère jumeau, leader de l’opposition conservatrice, allait sûrement vouloir utiliser cette tragédie à des fins politiques. Les médias polonais proches du parti du premier ministre, la Plateforme civique (PO), qui avait entretenu des conflits permanents avec le président Kaczynski depuis sa victoire aux élections anticipées de 2007, ont pris la suite en relayant avec un enthousiasme surprenant les thèses russes sur le déroulement et les causes de l’accident, formulées avant toute enquête, et sur la responsabilité supposée de Lech Kaczynski. Une responsabilité qui a d’ailleurs été formellement et définitivement démentie en janvier dernier(1) après l’analyse des voix sur les copies des enregistrements des boîtes noires par les spécialistes polonais.
Il ne s’est trouvé que quelques médias d’opposition pour s’intéresser aux faits et pour publier ou diffuser, dès le début, des articles et des reportages posant des questions souvent très gênantes pour les autorités. Or les questions gênantes ne manquent pas.
Des questions restées sans réponse
Pourquoi le gouvernement polonais, responsable de l’organisation du vol tragique, n’a-t-il pas assuré un niveau de sécurité approprié(2) ? Pourquoi n’a-t-il pas exigé de participer à chaque étape de l’enquête ? Pourquoi l’épave de l’avion a-t-elle été saccagée volontairement et les arbres arrachés par l’avion rasés par les Russes quelques jours après l’accident ? Pourquoi le site du crash n’a-t-il pas été sécurisé et comment se fait-il que des journalistes polonais y trouvaient, plusieurs mois après, des fragments humains et des morceaux de l’épave, comme ce radiocompas retrouvé sur le site par des journalistes du quotidien Fakt début mai 2010(3) ? Pourquoi
les téléphones et les ordinateurs portables des passagers n’ont-ils pas été rendus à la Pologne ? Pourquoi les boîtes noires et les restes de l’épave sont-ils toujours en Russie malgré les demandes répétées, quoique peu insistantes il est vrai, des autorités polonaises.
Et pourquoi les autorités polonaises ont-elles accepté que les autopsies se fassent sans la participation de médecins légistes et de procureurs polonais ? Une question brûlante aujourd’hui : trois corps ont déjà été exhumés, dont deux tout récemment en raison des doutes suscités par les rapports d’autopsie russes(4), et les médecins légistes polonais se sont aperçu que ces corps n’avaient, en fait, pas été autopsiés et que les rapports étaient en majeure partie falsifiés. Et pourtant, alors que le parquet polonais a mis près de deux ans pour enfin accepter que des autopsies soient faites en Pologne, il a refusé la participation aux autopsies, demandée par les familles, d’un expert américain de renom, Michael Baden, qui déclare être abasourdi par la manière dont les autorités polonaises ont procédé après le crash et d’après qui il faudrait exhumer les corps de toutes les victimes pour reprendre l’enquête à zéro. Le parquet polonais a également refusé de faire une radiographie des trois corps exhumés (il s’agit des corps des députés Zbigniew Wasserman et Przemysław Gosiewski et du président de l’IPN, l’Institut de la mémoire nationale, Janusz Kurtyka) à la recherche d’éventuelles particules de métal qui pourraient se trouver dans les os s’il y a eu une explosion à bord.
Autant que les indices et les faits avérés relatifs au crash lui-même, c’est aujourd’hui la manière dont l’enquête est menée depuis deux ans, ou plutôt cette « pseudo-enquête » comme l’appelle le journaliste de Gazeta Polska, Artur Dmochowski, dans notre entretien, qui nourrit les spéculations sur l’éventualité d’un attentat. En effet, si la tragédie n’avait été due qu’à un concours malheureux de circonstances et de négligences de part et d’autre, comment expliquer que les autorités russes et polonaises n’aient pas voulu examiner ensemble l’épave et les corps des passagers pour montrer au monde entier et surtout à leurs propres citoyens que le Tupolev présidentiel n’avait pas explosé à l’approche du sol. Le refus de rendre les bandes originales des boîtes noires s’explique aussi bien par des négligences que par un acte criminel, mais de simples négligences dans l’organisation du vol et des erreurs de la tour de contrôle n’auraient laissé de traces ni dans les restes de l’appareil ni dans les corps des victimes.
Et si malgré ces soupçons grandissants le gouvernement de Donald Tusk peut continuer à gouverner en Pologne, c’est peut-être parce que, selon les mots de Jan Maria Rokita, un des cofondateurs du parti du premier ministre qui s’est aujourd’hui retiré de la politique, dans un entretien publié en mars par l’hebdomadaire Uwazam Rze(5), parce que le peuple n’aimait pas ces personnes qui ont disparu dans le crash et qu’après la période de deuil, c’est la raillerie, de vils ricanements qui ont pris le dessus. Ce qu’il fallait, c’était générer le chaos dans les têtes. Dire que le président avait peut-être exercé des pressions, qu’il était peut-être saoul ? Que ce soient des idioties, c’est évident pour les opposants à Tusk, mais ses partisans voulaient y croire et on leur a jeté quelque chose à quoi croire. La République, c’est un peuple vivant, et celui-ci est parfois cruel.
De notre correspondant permanent en Pologne.
[Cet article est extrait des Nouvelles de France n°6 d’avril 2012.]
1. www.ndf.fr/nouvelles-deurope/14-01-2012/pologne-crash-delavion-presidentiel-a-smolensk-le-10-avril-2010-contrairement-a-cequi-a-ete-dit-il-ny-aurait-pas-eu-de-pressions-sur-lequipage
2. www.ndf.fr/nouvelles-deurope/10-02-2012/crash-de-laviondu-president-kaczynski-a-smolensk-le-10-avril-2010-premieresinculpations-cote-polonais
3. http://www.fakt.pl/Znalezlismy-czesc-tupolewa-Czy-bedzie-przelomw-sledztwie-,artykuly,71556,1.html
4. http://freepl.info/1977-autopsies-smolensk-victims-bodiesundermine-russian-version
5. http://www.uwazamrze.pl/artykul/724046,836130-Tusk–mistrzsztuki-kiwania.html?p=6
Photo : Tupolev Tu-154M du 36ème régiment de l’Aviation Spéciale polonaise à l’aéroport de Zagreb lors de la visite du président Kaczyński en Croatie en 2010. Cet appareil s’est écrasé le 10 avril 2010 près de l’aéroport de Smolensk causant la mort de la délégation polonaise dont le président Kaczyński, son épouse, une partie de l’état-major et plusieurs personnalités politiques. Ils devaient participer aux commémorations du 70ème anniversaire du massacre de Katyń. Crédits : Mulag.