C’était prévu pour le 23 mai, mais c’est finalement le 1er juin que la Commission européenne a adopté un avis négatif sur l’État de droit en Pologne. Un avis motivé par le conflit autour du Tribunal constitutionnel polonais. Ceci alors que la majorité parlementaire conservatrice (PiS) multiplie les ouvertures et les propositions de compromis. Malheureusement, la première réaction qui a suivi l’annonce de l’avis adopté par la Commission de Bruxelles a été une nouvelle crispation de l’opposition libérale constituée par le parti PO, qui a gouverné en coalition avec le parti « paysan » PSL de 2007 à 2015, et par le parti Nowoczesna créé pour les élections législatives d’octobre 2015 afin de récupérer les électeurs déçus par le PO.
L’ancien partenaire du PO, le parti PSL, s’est au contraire engagé dans un dialogue avec le PiS pour chercher ensemble des solutions. Le leader du SLD, parti social-démocrate issu de l’ancien parti communiste qui n’a plus aucun député au parlement depuis les élections d’octobre 2015, critique lui aussi le jusqu’au-boutisme du PO et de Nowoczesna et leurs appels à une intervention de l’UE. Il est rejoint en cela par un autre parti d’opposition, plus proche idéologiquement du PiS, le nouveau parti Kukiz’15 du rocker Paweł Kukiz (arrivé troisième aux élections présidentielles de mai 2015 avec 20 % des voix). Ainsi, dans un paysage politique morcelé, la Commission européenne semble avoir choisi de soutenir l’opposition la plus dure, renforçant ainsi l’euroscepticisme grandissant de la droite conservatrice polonaise traditionnellement favorable à l’Union européenne.
L’avis négatif de la Commission avait circulé dans les médias polonais dès le 20 mai suite à une fuite. Pire encore, une autre fuite dans les médias polonais a montré que le président du Tribunal constitutionnel Andrzej Rzepliński ainsi que deux autres juges du Tribunal ont rencontré à plusieurs reprises en mai des représentant de Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission européenne chargé de l’Amélioration de la législation, des Relations inter-institutionnelles, de l’État de droit et de la Charte des droits fondamentaux. Un document rédigé en anglais aurait même été envoyé à la Commission depuis le Tribunal constitutionnel avec les explications et commentaires du Tribunal sur le nouveau projet de loi du 29 avril 2016 régulant le fonctionnement du Tribunal constitutionnel. De telles consultations sont tout à fait contraires à la règle d’indépendance et d’impartialité des juges prévue par la constitution polonaise.
Dans une interview accordée à l’hebdomadaire conservateur Do Rzeczy du 30 mai, le leader du PiS explique que son parti peut accepter différents compromis sur de nouvelles règles de fonctionnement du Tribunal constitutionnel (selon la constitution polonaise, c’est au parlement de définir ces règles) en tenant compte pour une bonne part des recommandations de la Commission de Venise du 12 mars 2016. Des recommandations qui ont servi de base à la résolution du 13 avril, par laquelle le Parlement européen demandait à Varsovie de publier et appliquer les résolutions de son Tribunal constitutionnel. Mais il explique aussi qu’il ne peut pas, comme le demande la Commission européenne, publier la décision rendue le 9 mars 2016 par le Tribunal constitutionnel en violation de la loi sur son fonctionnement alors en vigueur (avec les amendements adoptés par la nouvelle majorité parlementaire le 22 décembre 2015). En effet, ce serait accepter que les juges de ce Tribunal (nommés majoritairement par l’ancienne majorité PO-PSL) puissent eux-mêmes violer la constitution polonaise et se constituer comme souverain ultime, par une application sélective des règles constitutionnelles. Pour Jarosław Kaczyński, un juriste qui a terminé ses études de droit à l’université de Varsovie en même temps qu’Andrzej Rzepliński, le président du Tribunal constitutionnel, la Commission européenne semble ignorer que la constitution polonaise ne parle pas que d’un État de droit mais d’un État de droit démocratique, ce qui signifie que le peuple, représenté par le parlement, est le détenteur ultime de la souveraineté.
Le 26 avril, la Cour suprême polonaise prenait parti pour le Tribunal constitutionnel en affirmant que les décisions de ce dernier s’appliquent sans qu’elles aient besoin d’être publiées (la constitution parle au contraire d’une prise d’effet au moment de leur publication). Peu avant, le 20 avril, le directeur du département de la jurisprudence et des études du Tribunal constitutionnel expliquait à la télévision publique que les décisions rendues par le Tribunal constitutionnel ne faisaient pas toujours effet et n’avaient pas toujours force de loi puisque ce tribunal est soumis comme les autres à l’exigence de respect de la loi en vigueur. Une interprétation qui semblait donner raison au gouvernement de Beata Szydło et qui valut à son auteur, le professeur Kamil Zaradkiewicz, également maître de recherches à l’université de Varsovie, de dures sanctions disciplinaires de la part du Tribunal constitutionnel. Des sanctions qui ont poussé une vingtaine de professeurs de droit de l’université de Varsovie à publier une lettre ouverte au président du Tribunal constitutionnel pour s’inquiéter de cette violation flagrante de la liberté d’expression garantie par la constitution, qui plus est à l’encontre d’un universitaire.
Le conflit polono-polonais s’inscrit donc dans la dérive vers une sorte de dictature des juges que l’on observe depuis plusieurs décennies des deux côtés de l’Atlantique. Les fonctionnaires non élus de la Commission européenne, outre qu’ils s’ingèrent dans la politique intérieure d’un État membre en prenant clairement parti pour son opposition libérale et européiste, ont décidé de soutenir le pouvoir arbitraire et illimité de juges non élus.
Aux yeux du PiS, l’attitude de la Commission européenne ressemble aussi beaucoup à ce qui s’était passé il y a quelques années avec la Hongrie et elle montre une nouvelle fois que les institutions de l’UE traitent les États de l’ex-bloc de l’Est comme des membres de seconde zone. Par conséquent, il s’agit pour la Pologne de faire respecter malgré tout sa souveraineté face à Bruxelles, mais aussi face à Berlin qui a des intérêts économiques importants sur les bords de la Vistule.
Les dirigeants polonais comptent sur le soutien non seulement de la Hongrie mais aussi d’autres pays de la région qui partagent leur point de vue pour bloquer toute procédure de sanctions que la Commission européenne pourrait vouloir lancer. Au final, c’est toute l’Union européenne qui ressortira affaiblie des ingérences de la Commission dans les affaires intérieures polonaises. Les partisans de l’intégration européenne, plutôt que de se réjouir des résolutions inutiles et mal informées du Parlement européen et des agissements d’une Commission soumise aux lobbies, feraient mieux de s’en inquiéter.
(Article publié sur le site Visegrád Post)
Photo en Une : Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission européenne chargé de l’Amélioration de la législation, des Relations inter-institutionnelles, de l’État de droit et de la Charte des droits fondamentaux. Timmermans, qui s’offusque du blocage du Tribunal constitutionnel polonais, est un ancien ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas, un pays qui n’a pas de cour constitutionnelle.
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