en marge du rapport Gallois.
Tribune libre de Philippe Simonnot*
L’euro est une sorte de vache sacrée en France. On ne peut y toucher sans être traité, au mieux d’hérétique, au pire d’imbécile. Les quelques économistes qui s’y sont aventurés sont marginalisés. Quant aux politiques de droite ou de gauche qui ont entonné ce péan, ils ont vite compris assez qu’ils ne feraient pas recette sur le marché électoral avec ce produit-là. Le culte de l’euro s’est étendu jusqu’ à l’Académie française, où l’on est censé pourtant célébrer la liberté de l’esprit.
J’en ai eu encore une preuve l’autre jour à l’Institut de France où l’Académie des sciences morales et politiques tenait séance sur la désindustrialisation de la France toute une matinée. Une partie du gratin du patronat français était là pour cet exercice d’autoflagellation. Le ministre du Redressement productif a mangé une bonne heure et demie en pérorant sur le devoir de patriotisme de tout un chacun ; ce discours alambiqué s’adressait en particulier au parterre doré qu’il avait devant lui. C’est peu de dire qu’Arnaud Montebourg n’est pas aimé dans un tel public. Sa rhétorique ampoulée, tout à fait en harmonie avec la solennité du lieu, glissait sur ces têtes chenues comme l’eau de pluie sur les ailes d’un canard.
Le ministre avait été prévu en fin de séance, mais il s’est imposé au début – agenda ministériel oblige – provoquant force révérences des présidents de séance. Puis, après avoir fait comprendre qu’il préparait son propre mémorandum pour contrer le rapport Gallois, il est parti sous des applaudissements polis, et on a commencé à respirer et à parler sérieusement.
Louis Gallois était bien évidemment la vedette du jour. La publication de son rapport avait été annoncée pour le 15 octobre, et nous étions le 22 du même mois. Mais cette dernière ayant été retardée jusqu’au 5 novembre, pour une raison qui n’a pas été dite, on a dû se contenter de vagues considérations qui en disaient assez sur la gravité de la situation pour confirmer les pires pronostics. Il a avoué qu’il se sentait piégé. De contact en contact il avait pu prendre la mesure des réticences gouvernementales. Le 23 juillet chez François Hollande à l’Élysée, le 13 septembre chez Jérôme Cahuzac (Budget) à Bercy, le 14 septembre chez Nicole Bricq (Commerce extérieur), le 18 septembre chez Pierre Moscovici (Économie), le 20 septembre de nouveau à Élysée, le 8 octobre chez Jean-Marc Ayrault à Matignon… Et le 22 devant des Académiciens, sous les lambris du Quai Conti.
Et voici cet aveu : « La France a souffert d’un excès de politique de demande. J’ai été moi-même trop keynésien. Et je le regrette ». Cela commençait bien. Molière, ici statufié, souriait dans sa moustache. Pour résumer le reste en deux mots : la France, sur le plan industriel, est prise en tenaille entre les pays qui la surclassent par la qualité de leurs produits (une Audi se vend à un prix supérieur de 10% à sa rivale française à cause de sa supériorité qualitative supposée) et les pays qui la minent par des coûts de main d’œuvre inférieurs. Une banalité que l’on lit partout depuis quelques mois. Gallois ne fait que répéter ce qu’il a dit des dizaines de fois, et notamment le 21 avril 2010 devant la Fondation Res Publica, présidée par Jean-Pierre Chevènement. Ce n’était donc pas la peine de lui demander un rapport, sauf s’il s’agissait de gagner du temps – en l’occurrence six mois si l’on prend comme point de départ l’arrivée de Hollande à l’Elysée.
Gallois a une réputation de « grand industriel » et de « patron de gauche ». Le 6 juin 2012, il a été nommé par le gouvernement Ayrault Commissaire général à l’investissement en charge du Grand Emprunt – un titre ronflant bien dans la manière de notre monarchie républicaine. C’est dire qu’il est bien en cour et que le moindre de ses propos est accueilli par ses collègues du patronat comme une caution pour leurs propres lamentations. Le reste du temps, les orateurs qui se sont succédé ont donc chanté les louanges du grand monsieur pour un rapport devenu fameux avant d’être lu.
Tout à fait en fin de matinée, le président de séance a bien voulu me donner la parole. J’ai alors fait remarquer en quelques mots qu’il était regrettable que la monnaie fût absente des débats d’une aussi noble et aussi savante assemblée, que l’on assistait à une véritable guerre des monnaies entre le dollar, l’euro et la monnaie chinoise, le yuan, que l’on avait eu grand tort d’admettre la Chine à l’Organisation mondiale du commerce et donc au libre échange des marchandises sans lui imposer une liberté semblable sur les marchés des changes, que la sous-évaluation du yuan avait entraîné l’envahissement mondial des produits made in China, et qu’il convenait peut-être d’obliger les dirigeants chinois d’y mettre un terme. Jean-Claude Trichet, qui était présent, n’allait-il pas répondre à une question qui le visait particulièrement ? Lui-même, tant de fois dans le passé, n’avait-il pas en tant que président de la Banque centrale européenne, insisté auprès de son homologue chinois pour une évaluation moins anormale du taux de change du yuan ? Que n’avais-je pas dit ? Jean-Louis Beffa s’est emparé du micro pour fustiger celui qui, à son sens, plaidait pour un abandon de l’euro, qu’il fallait surtout ne pas toucher à ce talisman, etc… La séance étant terminée, je n’ai pas eu le loisir de répondre à l’ex-président de Saint-Gobain que tel n’était évidemment pas mon propos. Mais il me paraît symptomatique que la moindre allusion au problème monétaire soit traduite immédiatement par l’un des représentants emblématiques du CAC 40 comme une plaidoirie pour une mise en cause de l’euro. Après tout, les gestionnaires du dollar pouvaient eux aussi être accusés de manipulation monétaire. Trichet, lui, s’en fut sans ajouter un mot. Tristement !
Et le rapport Gallois, enfin publié, va maintenant occuper le devant de la scène publique sans que ne soit posée la question monétaire…
*Philippe Simonnot a publié en collaboration avec Charles Le Lien La monnaie, Histoire d’une imposture, chez Perrin
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