Gaston, au-delà de Lagaffe

En 2017, voilà vingt ans qu’a disparu Franquin (5 janvier 1997) et soixante qu’est apparu Lagaffe dans Spirou (28 février 1957). Deux bonnes raisons, pour la Bibliothèque publique d’information (BPI) du Centre Pompidou, de présenter une exposition sur Gaston « au-delà de Lagaffe ».

Surgi de nulle part, le personnage fut conçu pour s’adapter aux irrégularités du contenu rédactionnel. Jamais bouche-trou ne connut un tel destin (900 planches), jamais gaffeur paresseux ne sut provoquer une telle sympathie. Comme l’a montré l’édition intégrale de Modeste et Pompon (cf. Présent du 20 juin 2015), Lagaffe doit beaucoup à cette série grâce à laquelle Franquin se forma au gag en une planche, son caractère fol-inventif également : Modeste, Félix sont des inventeurs, tout comme l’était le « premier » Fantasio d’ailleurs. Félix est un gaffeur à temps partiel, pourrait-on dire. Mais ces personnages de Modeste et Pompon sont falots, ce sont des stéréotypes. Dans l’irréaliste rédaction telle que l’a mise en scène Franquin, de Gaston à Mlle Jeanne en passant par Prunelle, chacun a su conquérir sa place et tous ont une consistance.

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André Franquin en mai 1952. © Gaston Servais

Des croquis nous montrent le dessinateur cherchant ses personnages, Prunelle, Jules, Longtarin… Quelques planches originales, intéressantes comme toujours car elles révèlent le travail : en grand format, avec des retouches à la gouache ou des grattages, le crayon bleu du correcteur qui signale une faute d’orthographe ; on y voit, surtout, la vie du trait, son encrage irrégulier – loin de l’aspect lisse de l’album imprimé. Hélas, les fac-similés abondent. Les originaux sont en petit nombre. Une exposition consacrée à Franquin en face du Centre Pompidou, au centre Wallonie-Bruxelles il y a quatre ans, nous en donnait beaucoup plus (Présent du 5 janvier 2013).

Billevesées
Alors, qu’y a-t-il « au-delà de Lagaffe » selon la BPI ? Des affirmations comme celle-ci : le journal Spirou appartient à « un registre gentiment frondeur et humoristique, en dépit de racines catholiques revendiquées ». C’est tellement vrai. Voyez, nous, à Présent, quotidien qui revendique les mêmes racines : conformisme et tristesse à tous les étages. Pas une plaisanterie qui fuse, pas un mot d’esprit ou une irrévérence – parole d’honneur – ni dans notre comportement ni dans nos articles. Nos lecteurs sont pareils.

« Au-delà de Lagaffe », il y a aussi, toujours selon la BPI, le caractère « subversif » de la série. L’écologie de Gaston ? Subversif. Les moqueries contre le policier Longtarin et, çà et là, contre les militaires ? Subversif. Jusqu’au juron de Prunelle, rogntudjuu, qui est subversif… « Parmi les idées des années 1960, la subversion est celle que Gaston incarne probablement le plus. En dépit de ses racines catholiques bien-pensantes, le journal Spirou, etc. » Décidément, un obsédé des racines a rédigé les cartels. Rions-en, essayons au moins. « Je ne sais pas si je suis spécialement gai, disait Franquin, mais je cherche à rire. »

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Entrée en scène d’un énergumène encore présentable. © Dargaud Lombard_2016

Franquin était de gauche. Il a dessiné des affiches pour Greenpeace, pour Amnesty International, il a publié des Idées noires dans Fluide glacial, la revue (pour le coup très orientée) créée par Gotlib, autre grand dessinateur de BD mort le 4 décembre dernier. Cette tendance se devine dans quelques cases de Gaston. Pour le reste, Gaston subversif ? Gaston a des prétentions écolos, il est aussi un formidable pollueur, qu’il balance dans l’atmosphère les résultats de sa chimie amusante ou qu’il roule dans sa voiture qui émet des particules pas fines du tout. En somme, toutes proportions gardées, il est semblable aux écolos qui sillonnent la planète en brûlant force kérozène pour expliquer que la voiture est sale. Le policier Longtarin est moqué pour son acharnement horodatoire, il a déclenché la guerre des parcmètres : il préfigure bien les dingues de la Mairie de Paris qui harcèlent les automobilistes. « Bon ! J’ai payé pour rouler… Maintenant faut que je paye pour m’arrêter ! Tiens, affreux mange-fric ! » dit Lagaffe, philosophe. Et si en effet le comité de lecture français, vers mai 68, s’inquiétait de certaines moqueries à l’égard de la police, et si la BPI voulait à tout prix mettre de la politique dans les albums de Gaston, elle aurait pu aborder le thème de ces soixante-huitards devenus d’authentiques flics de la pensée.

Avec tout cela, on passe à côté du ressort comique qui est celui de l’opposition : entre la rédaction travailleuse et le garçon de bureau paresseux, comme entre le clown blanc et l’auguste, c’est un ressort vieux comme la comédie, vieux comme le rire lui-même – et le talent est de savoir donner à ce ressort une nouvelle élasticité, ce que Franquin a fait avec génie, aussi bien dans le déroulement des gags que dans le graphisme.

Hélas, même la paresse de Gaston fait l’objet d’une lecture : il s’agit plutôt, expliquent les commissaires de l’exposition, d’« une résistance à une forme de vacuité camouflée dans les fausses urgences ». J’ai connu, dans une rédaction passée, un fainéant qui dissimulait son incurable paresse à l’abri de préceptes tirés (disait-il) de l’enseignement social de l’Eglise et des valeurs scoutes. Il était malheureusement moins fantaisiste que Gaston – il ne l’était pas du tout, en fait –, mais aussi cafard que ces commissaires d’exposition de la BPI. Qu’on nous laisse rire en lisant nos bonnes vieilles bandes dessinées… Rogntudju !

Gaston, au-delà de Lagaffe. Jusqu’au 10 avril 2017, bibliothèque du Centre Pompidou.

Samuel Martin

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