Auditionnée par les sénateurs, la ministre de la Justice dément tout « critère partisan » pour la future carte judiciaire. La ministre se défausse et dit ne pas avoir été au courant d’une réunion à Matignon sur le sujet, ni être à l’origine d’un mail de son cabinet, « parti sur instruction ni de moi ni de personne ».
Dans la polémique sur la carte judiciaire, la garde des Sceaux, a sorti de son jeu une carte spéciale : la carte « ce n’est pas moi, c’est mon cabinet, je n’étais pas au courant mais ce n’est pas bien ». Carte très rare, mais très pratique. Voilà, en substance, la réponse qu’a tenté d’apporter Nicolas Belloubet aux sénateurs de la commission des lois, pour tenter de désamorcer la polémique. Pendant une heure, les sénateurs ont cuisiné la ministre à tour de rôle. Normal, l’audition avait lieu à l’heure du déjeuner.
La réforme de la carte judiciaire liée aux résultats électoraux d’En marche ?
Les révélations, la semaine dernière, du Canard enchaîné, sur un document émanant de la Chancellerie, « interrogent », comme l’a dit pudiquement Philippe Bas, président LR de la commission des lois. Selon le journal, la réforme de la carte judiciaire qui se prépare serait liée aux résultats électoraux d’En marche… Certains juges d’instruction traitant moins de 50 dossiers par an vont disparaître. Mais comment choisir les villes concernées ? Les bons ou mauvais scores aiguillonneraient la décision du gouvernement, tableaux électoraux à l’appui, et si possible après les municipales.
Le journal publie aussi la retranscription d’une note « confidentielle » où le ministère de la Justice sollicite « une réunion avec Xavier Chinaud », conseiller politique d’Edouard Philippe, et « les experts des élections municipales de La République en marche » afin de déterminer les communes potentiellement concernées « qui représenteraient des cibles électorales pour les municipales afin de faire différer les annonces ».
La garde des Sceaux « ne conteste pas » les documents du Canard. Malgré ces révélations, Nicolas Belloubet s’est voulue rassurante devant les sénateurs, comme elle a cherché à l’être dans les médias ou devant les députés :
« Il n’est, pour moi, absolument pas envisageable qu’une décision (…) puisse être fondée sur des critères partisans. C’est extrêmement clair. Et ce serait éthiquement insupportable et démocratiquement tout à fait inadapté que de prendre des décisions sur la base de critères partisans »
En revanche – et c’est là que les explications de la ministre se compliquent – « une décision publique doit en revanche prendre en compte un contexte politique. J’entends politique au sens large du terme, au sens de Polis, au sens de vie de la cité », soutient-elle. Autrement dit, c’est un critère parmi d’autres, comme « la distance ». Les sénateurs restent sceptiques.
« Phrases inadaptées »
Elle minimise ce qu’elle qualifie de « document de cabinet à cabinet. Ce n’est pas une note de l’administration, qui est partie de mon cabinet. (Et le document) a été adressé au cabinet du premier ministre ». Elle reconnaît que « les phrases qui sont inscrites dans le mail qui a accompagné ce tableau, la phrase citée par le Canard enchaîné, (lui) semblent tout à fait inadaptées ».
Mais à l’écouter, elle n’était tout simplement pas au courant de l’échange, qui s’est passé qui plus est « nuitamment ». « Ce mail n’est parti sur instruction ni de moi ni de personne » soutient la ministre, dont le cabinet semble bien tenu… Elle ajoute :
« Il y a eu une réunion à Matignon. D’après ce qu’on m’en a dit, c’était une réunion d’échange autour de l’évolution des juridictions »
Il est 13 heures, et les sénateurs restent sur leur faim. François Bonhomme, sénateur LR du Tarn-et-Garonne s’étonne que « l’expert électoral de Matignon » soit évoqué dans le mail. Dans « cette affaire où vous êtes un peu embourbée », lance Marie-Pierre de la Gontrie à la ministre, la sénatrice PS tente une explication, non sans un certain mordant, en citant Michel Rocard :
« Toujours préférer l’hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante, le complot exige un esprit rare »
« Je rejette toute analyse partisane », « mais le contexte politique mérite d’être pris en compte » répète la ministre, en boucle. On peut ramer et faire du surplace. Elle insiste : « Ce n’est pas une note, c’est un courriel », « pour moi, il n’y a pas de maladresse et c’est un texte qui est inapproprié par rapport à la politique que nous mettons en place ». A force, la ministre s’emmêle un peu les pinceaux et s’emble se contredire, par rapport au début de l’audition : « Les résultats électoraux sont des données objectives (…) Ce sont des données d’analyse partisane qui ne relèvent pas d’une analyse politique ».
« Je n’étais pas au courant de la tenue de la réunion »
Philippe Bas revient à la charge, en ouvrant une porte de sortie piégeuse pour la ministre, en sous-entendant que la responsabilité est à chercher du côté de Matignon : « Cet échange se fait non pas avec le conseiller justice du premier ministre, mais le conseiller élection (du premier ministre). J’entends que vous désavouez, d’une certaine façon, la manière de prendre en compte la réforme. Mais ce sont bien vos collaborateurs qui semblent en prendre l’initiative ». « C’est un travail de cabinet à cabinet » se borne à répondre une Nicole Belloubet, qui ne dévie pas de sa ligne et ses éléments de réponse, solidarité gouvernementale oblige. Dure vie de ministre. « Je vous félicite pour votre impassibilité » ironise le socialiste Jean-Pierre Sueur.
Devant l’insistance des sénateurs, qui ne comprennent pas qu’aucune sanction n’ait été prise en interne, la ministre répond qu’« il n’y a pas eu de suite, puisque que je n’étais pas au courant de la tenue de la réunion, avant qu’elle ait eu lieu. (…) On me tient au courant des réunions, avant ou après, que lorsqu’elles ont un caractère décisionnel suffisamment dense ». En dépit d’« une phrase inopportune », elle « renouvelle » au passage sa « confiance aux membres de (son) cabinet », en particulière son « directeur des services judiciaires (qui) n’est pas du tout partie prenante dans ce sujet-là ». Regardez :
« Nous sommes peut-être devant un scandale d’Etat »
Pour le dessert, Patrick Kanner, président du groupe PS, lâche sa question. En ancien ministre des Sports, il s’étonne pour le moins : « Il n’est pas possible qu’un collaborateur ait pu envoyer une telle note sans prévenir son patron. Ou alors, il faut le virer ou au moins savoir ce qui s’est passé. Etiez-vous informée – nous ne sommes pas en commission d’enquête, mais ça pourrait le devenir – et si vous ne l’étiez pas, quelles conséquences en tirez-vous, y compris sur votre solidarité gouvernementale ? Car nous sommes peut-être devant un scandale d’Etat »… Même topo de la ministre de la Justice : « Vous pouvez avoir confiance ».