Des hommes qui lisent

Vous êtes à la gare de Châteauroux, attendant le train pour Paris, et vous craignez de manquer de lecture. Aussi vous achetez, presque au hasard, Des hommes qui lisent, dont l’auteur est Edouard Philippe, le nouveau Premier ministre, un essai, que vous imaginez rébarbatif, sur le livre et la lecture, mais que vous pourrez sans doute étriller dans les pages de Présent, pour son conformisme et le ton politiquement correct. La bonne surprise est d’autant plus forte : comme chez Mitterrand et Pompidou, les références littéraires de Philippe sont essentiellement de droite, et de la bonne droite, pas celle de d’Ormesson et autres fades poseurs, mais celle des hussards, de Marcel Aymé, de Céline, de Paul Morand, de Denoix de Saint Marc ou Raoul Girardet, de Denis Tillinac ou Patrick Buisson. Mais peut-être, au fond, n’y a-t-il littérature que de droite ?

Edouard Philippe avait commencé à écrire un essai sur la politique du livre, d’un point de vue de député-maire d’une grande ville (Le Havre). L’étude mélangeait réflexions sur le livre et la lecture, souvenirs personnels et familiaux, évocation de ses goûts, de ses préférences. Soumis à son éditeur habituel, Lattès, le livre avait été jugé impubliable. Mais évidemment, avec sa nomination en tant que Premier ministre, la perspective a changé. Lattès l’a-t-il fait réécrire in extremis par un « nègre », comme on me le souffle à l’oreille ? Peu importe, au fond. Il est signé par le Premier ministre, et c’est cela seul qui compte.

« Une bibliothèque est comme “un lieu de mémoire” de notre existence », écrit Philippe. D’une certaine façon, sa bibliothèque, ses lectures, nous apprennent plus sur l’homme que ses discours et ses actes politiques officiels.

Il y a d’abord son rapport avec le livre, assez différent de celui de nos politiques contemporains. Il rappelle que la France est passée progressivement, en quarante ans, de présidents fins lettrés (Pompidou, par exemple) à des présidents avouant ne jamais ouvrir un livre (« Et arriva enfin Hollande, qui lui ne lisait plus rien et ne s’en cachait pas. »)

J’aurais raté Péguy si…

Première surprise : Edouard Philippe avoue partager les goûts d’un Denis Tillinac, et il écrit « qu’aimer des personnages comme Mermoz, d’Artagnan, Tintin ou Cyrano de Bergerac, était sans conteste possible le signe d’une sensibilité de droite ». Notre Premier ministre porte aussi au pinacle Céline, Edmond Rostand, « Chateaubriand et Morand, Montherlant et Bernanos ou Léon Bloy », Péguy … ( « Comme beaucoup, j’aurais raté Péguy si Alain Finkielkraut n’avait produit son incroyable Mécontemporain »).

Un écrivain et un seul est au centre du livre d’Edouard Philippe : L.F. Céline. Sous le titre « Voyage », il lui consacre un chapitre entier, sans se croire obligé de se livrer à l’habituelle contorsion du type « personnage répugnant mais malheureusement grand écrivain quand même ». Il nous dit par exemple qu’il n’aurait pas pris, lui, la décision de retirer Céline de la liste des commémorations officielles de 2011, année du cinquantenaire de sa mort. Pour un homme politique de son importance et par les temps qui courent, on peut presque parler de courage à avouer cela.

Curieusement, le livre de Céline qu’il met en avant est son Semmelweis, et pas le Voyage, ou encore Mort à crédit, considéré par les puristes comme son chef-d’œuvre. Les détracteurs de Philippe diront qu’il n’a lu en fait que Semmelweis, qui est une mince plaquette, et que les autres livres, il ne les connaît guère que par les lectures publiques de Luchini. Mais est-ce son « nègre », si « nègre » il y a, qui lui fait écrire : « Je me pensais de gauche parce que la gauche, c’était évidemment le camp du Progrès, du Bon, du Vrai, du Juste, du Correct, de l’Irréfutable et de l’Incritiquable. (…) Lorsque je pense à cette époque passée, j’en ai presque honte. Lorsque je vois les ravages que cette idée continue à produire, je me rassure sur mon compte mais je m’angoisse pour les autres. »

Les figures de Lyautey et de Charles de Foucault

Ces quelques lignes plaident aussi en sa faveur : « Avec Raoul Girardet, et avec son magnifique livre L’Idée coloniale en France : de 1871 à 1962 (…) j’entrevoyais la complexité de l’Histoire et l’absurdité qui s’attachait à juger les temps passés à l’aune de nos valeurs présentes. (…). Je découvrais qu’on ne comprenait rien à “l’idée coloniale” et à l’époque de l’Empire français si on se bornait à lire Frantz Fanon et qu’on ignorait volontairement les figures de Lyautey ou de Charles de Foucault. »

Il y a aussi chez Edouard Philippe cette phrase qui nous fait chaud au cœur, parlant de Denoix de Saint Marc : « Je mets au défi quiconque (…) de ne pas être secoué par la logique imparable et le sens de l’honneur d’un bon nombre de putschistes d’Alger. » Position à l’extrême opposé de celle de Macron sur la colonisation, « crime contre l’humanité ». Si le président Macron pense ce qu’il dit, comment tolère-t-il de la part de son Premier ministre ce qui peut alors passer pour une apologie de crime contre l’humanité ?

De Patrick Buisson, très gros lecteur, aussi, Edouard Philippe écrit : « L’idée d’acheter son livre m’était insupportable. On me l’a offert… Et je l’ai lu… Et je dois reconnaître que c’est intéressant… Parce que Buisson a une idée de ce qu’est le pouvoir et son incarnation. On peut ne pas la partager, mais elle existe, ce qui est déjà quelque chose, et elle est cohérente, ce qui est encore mieux. Du coup c’est très méchant. Terriblement méchant sur la présidence Sarkozy. » Commencer une fonction de Premier ministre en lisant La Cause du Peuple n’est certainement pas une mauvaise idée.

Mais, encore une fois, la bonne bibliothèque ne fait pas la bonne politique. François Mitterrand avait une magnifique bibliothèque d’homme de droite, et avait été décoré en 1943 de la Francisque, qui plus est. Cela n’a rien empêché, ni l’alliance avec les communistes, ni les nationalisations, ni les écoutes téléphoniques, ni les innombrables affaires crapuleuses (« Carrefour du développement », etc.), ni l’aveuglement sur la réunification de l’Allemagne… Alors, ne nous faisons évidemment quand même pas trop d’illusions.

  • Des hommes qui lisent, par Edouard Philippe, J.C. Lattès, juillet 2017, 248 pages.

Francis Bergeron -Présent

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