L’été 1969, Charles Manson commandite les meurtres de sept personnes, assassinant par la même occasion le rêve hippie. Près de cinquante ans plus tard, ce n’est plus tant le gourou qui fascine que ses adeptes, une “famille” principalement composée de jeunes femmes. Si bien qu’en cette rentrée littéraire, deux romans viennent s’intéresser à celles qui sont allées jusqu’à tuer pour leur mentor : “California Girls” de Simon Liberati et “The Girls” d’Emma Cline.
Californie, fin des années 60. Les soldats américains tombent au Vietnam, les hippies prêchent l’amour et voient la vie en technicolor, aidés par le LSD. Les Rolling Stones se séparent de Brian Jones, et l’album blanc des Beatles, dont la plupart des chansons ont été conçues dans un ashram en Inde, devient l’hymne officielle de cet infini Summer of Love débuté en 1967. Chez Charles Manson, le disque résonne tout particulièrement. Au plus fort de sa paranoïa et de sa folie meurtrière, il donne un nouveau sens à la chanson Helter Skelter. Dans sa tête, les deux mots deviennent le nom d’une guerre apocalyptique qui verra bientôt s’affronter Noirs et Blancs. Alors, Charlie, réincarnation autoproclamée du Christ, incite plusieurs des membres de sa communauté à commettre des meurtres. Meurtres dont il espérait ensuite faire accuser des Noirs.
Le reste de l’histoire, on ne la connaît que trop bien. L’actrice Sharon Tate – alors enceinte de 8 mois – et quatre de ses amis sont assassinés sauvagement. Le lendemain, un couple choisi au hasard meurt également sous les coups de couteau des disciples de Manson. Sept meurtres au total, commis par le bras droit du gourou, Tex Watson et trois jeunes femmes. Car au moment du procès, ce n’est pas nécessairement l’homme qui marqua les esprits mais celles qui lui avaient prêté main forte. Elles s’appelaient Susan Atkins, Patricia Krenwinkel et Leslie Van Houtel.
Arrivées devant le jury en chantonnant, le front barré d’une croix taillée au couteau, n’exprimant aucun remords, elles sont devenues le cauchemar prêt à engloutir le rêve américain. Les Girls de Charles Manson étaient nombreuses, elles représentaient à elles seules 90% de la communauté bâtie par le gourou. Pour lui, elles ont délaissé leur vie bien rangée, ont volé, se sont transformées en esclaves sexuelles, ont donné naissance à des enfants qu’elles n’avaient pas le droit d’élever. Elles ont vécu dans la crasse, ont mis leur ego de côté, et pour trois d’entre elles, sont allées jusqu’à commettre l’impensable : assassiner de sang-froid sept personnes, les nuits du 9 et 10 août 1969.
Les années ont filé, le monde a changé, mais Charles Manson est resté le symbole de la fin de l’utopie hippie. Un psychopathe aujourd’hui âgé de 81 ans qui purge toujours sa peine dans une prison californienne, entré dans la culture populaire à grand renfort d’une aura mystique et noire fabriquée de toute pièce. Et si on ne compte plus les ouvrages écrits sur ce diable en guenilles, ses succubes elles, sont peu à peu retombées dans l’oubli. Jusqu’à cette rentrée littéraire 2016, qui voit deux romans s’intéresser à elles. D’un côté, The Girls, premier roman de l’Américaine Emma Cline. Acclamé outre-Atlantique, vendu à prix d’or après une bataille féroce entre douze éditeurs. De l’autre, California Girls, de l’écrivain français Simon Liberati, déjà auteur des superbes Jayne Mansfield 1967 et Eva. Deux livres, deux titres équivoques. Chacun à leur manière, les écrivains ont ausculté la folie meurtrière de ces deux nuits. Mais surtout, ils ont choisi de reléguer Charlie au rang de figurants, préférant raconter “les filles”. Emma Cline et Simon Liberati l’ont fait chacun à leur façon, et les résultats quoi qu’éloignés, sont bouleversants de justesse.
Des adolescentes paumées et nihilistes
Quatre décennies après le drame, Simon Liberati et Emma Cline s’enfoncent avec les filles dans l’été du mal. Lui, a choisi de consacrer une grande partie de son roman aux crimes. Extrêmement bien documenté, son California Girls décrit avec une précision parfois violente les tortures subies par Sharon Tate et les siens. Au magazine Society, il expliquait récemment qu’il lui avait paru “nécessaire de raconter ce que c’est de tuer quelqu’un quand on pèse 50 kilos et qu’on est complètement défoncé au LSD”. Le psychotrope d’ailleurs, plane sur chaque page, entêtant. La Californie racontée sent bon la libération sexuelle, les drogues. Une époque charnière qui a permis à la jeunesse de s’ouvrir à un nouvel élan d’optimisme, malgré la guerre, malgré le regard de la société bien-pensante. Mais derrière cette contre-culture peace and love, il y a ce mal qui rôde. Et Simon Liberati excelle dans l’art de décrire cette beauté bientôt foudroyée par Manson et ses filles. Ces sorcières “fières de leurs mauvaise réputation comme des couronnes de fleurs perlées qu’elles volaient dans les cimetières”, comme il l’écrit si justement.
Liberati avait 9 ans quand cette série de meurtres barbares a retourné l’Amérique. Il a beau être Français, ce fait-divers morbide n’a cessé de le poursuivre. Pour Emma Cline, c’est à peu près la même chose. Si ce n’est que l’écrivaine a grandi sous le soleil californien. Fille de vignerons, élevée dans une famille nombreuse, elle n’était pas née quand la Manson Family a marqué à jamais l’Histoire de ses mains ensanglantées. Mais ses parents, eux, s’en souviennent bien. Elle raconte à Cosmopolitan : “Culturellement, ça a eu un impact énorme sur eux. Donc j’ai grandi en entendant parler de ça. Et puis j’ai trouvé le livre Helter Skelter (écrit en 1975 par le procureur qui instruisit l’affaire, ndlr) quand j’étais ado. Je pense que cette histoire plane toujours dans l’air de la Californie “.
Contrairement à l’écrivain français, Emma Cline a choisi de se distancer de tout ça en se plaçant du point de vue d’Evie, une adolescente de 14 ans rongée par l’ennui, mal dans sa peau, et happée par la beauté de ces jeunes femmes paumées et nihilistes. Happée par Susan surtout. Cette brune ensorcelante qui “paraissait aussi étrange et brute que ces fleurs qui éclosent sous la forme d’une explosion intense tous les cinq ans, cette provocation tapageuse, piquante, presque identique à la beauté”. Susan qui glissa à l’oreille de Sharon Tate avant de la frapper au ventre : “Je n’ai pas de pitié pour toi, salope”. Parce qu’elle voulait qu’on la regarde, parce qu’elle était subjuguée par cette liberté, ces filles presque femmes en robes sales, Evie quitte son petit quartier bourgeois et étriqué pour rejoindre le ranch, centre névralgique de la famille.
The Girls, c’est le récit de ces démones à peine majeures, mais c’est aussi une histoire sur l’ennui adolescent dans ce qu’il a de plus pur. On pense forcément à Virgin Suicides de Jeffrey Eugenides, tant la douceur de l’été californien laisse peu à peu place à une atmosphère aride, anxiogène. L’adolescence, donc, cet âge où l’on se construit, se cherche, et dans le cas d’Evie, où l’on se perd. Au plus proche de la psychologie de son héroïne, Emma Cline en profite aussi pour mettre en lumière un tournant de l’époque, avec la montée du féminisme et de la libération sexuelle. Alors que l’ado se languit du changement, sa mère, fraîchement divorcée, est tiraillée. Éprise de liberté, elle reste engoncée dans les carcans imposée par la société patriarcale, se soumet aux hommes par peur de la solitude.
Les hommes d’ailleurs, sont presque absents de l’histoire d’Evie. Emma Cline en a bien conscience, comme elle le déclarait récemment à Vogue : “Les hommes dans ce livre sont presque sans importance même s’ils mettent les choses en marche. J’aimais l’idée que le personnage de Manson, ce leader de secte, soit à la périphérie. Pour moi, l’histoire est celle de ces relations changeantes entre filles”. D’ailleurs, sous la plume de l’auteure de 27 ans, Charles devient Russell “un personnage pathétique”. Un parti-pris qu’a également choisi Simon Liberati en gommant presque le gourou et en le démystifiant. Petit criminel d’1m54, paranoïaque érigé en apôtre par ses suivantes fanatiques mais assez malin pour ne jamais être présent physiquement au moment des meurtres, Charles Manson n’avait rien du sauveur annoncé.
Œuvres fictionnelles différentes mais extrêmement abouties et hautement entêtantes, les romans de Simon Liberati et Emma Cline interrogent : que se passe-t-il vraiment dans la tête des filles ? Comment l’innocence laisse-t-elle la place si facilement à la barbarie ? Dans Cosmopolitan, l’Américaine prévient. Si The Girls se déroule dans les sixties, l’histoire de cette jeunesse perdue est transposable à l’infini : “Certaines choses rendent les gens plus vulnérables mais d’une certaine façon, cela aurait pu se dérouler dans un décor contemporain. Je ne pense pas que cela soit spécifique aux années 60. Je pense par exemple à ces adolescentes qui fuient l’Europe pour rejoindre l’Etat Islamique. Ce n’est finalement pas très éloigné”. Les époques changent, les costumes que revêtissent les gourous fanatiques et toxiques aussi.
California Girls, de Simon Liberati, 342 pages, ed. Grasset, 20 euros
The Girls, d’Emma Cline, ed. La Table Ronde – Quai Voltaire, 300 pages, 21 euros