A l’origine, les estampes japonaises sont d’inspiration citadine. Le « monde flottant » – ukiyo-e – est celui des plaisirs d’Edo, la future Tokyo. Mais Edo se développe dans un estuaire au bord de la mer, au pied du mont Fuji, éléments qui ne pouvaient laisser indifférents les artistes les plus sensibles, les plus complets aussi : c’est Hokusaï qui fera sortir l’ukiyo-e du carcan urbain, ayant lui-même épuisé après les avoir renouvelés les sujets habituels. Pour dire combien Hokusaï lui-même était un enfant de la ville, l’une des premières suites qu’il composa en 1804, à 44 ans, fut faite de chic ou d’après d’autres estampes (53 relais du Tokaïdo). Il aurait été alors « bien incapable d’innover dans le domaine du paysage : il ne connaissait la route que par ouï-dire et par les guides existants, et n’avait pas encore cette audace qui lui permettrait par la suite d’interpréter librement un paysage connu », relève Henri-Alexis Baatsch (Hokusaï le fou de dessin, éditions Hazan).
Le paysage appartenait, jusqu’à Hokusaï, à la peinture traditionnelle la plus noble. Son traitement devait beaucoup à la peinture chinoise, orientée vers la montagne sous l’influence de la philosophie taoïste (ainsi que l’avait montré une exposition du Grand Palais, cf. Présent du 29 juin 2010). Or Hokusaï n’appartenait pas aux cercles de la peinture élevée. Les estampes étaient un moyen de diffusion populaire assez méprisé. Mais il était génial et en s’appropriant les paysages il ne fera qu’appliquer ce qu’il écrivait en 1812 : « Toutes les formes ont leurs propres dimensions que nous devons respecter ; mais il ne faut pas oublier aussi que ces choses appartiennent à un univers dont nous ne devons jamais briser l’harmonie. Tel est mon art de la peinture. » Non seulement il n’en brisera jamais l’harmonie, mais il la révélera bien souvent et donnera au paysage traité en estampe ses lettres de noblesse.
Pérégrinations
Les paysages de Hokusai (1760-1849) et de Hiroshige (1797-1858) – ces deux maîtres dominent le terrain plus que tout autre – sont une invitation à l’itinérance. Celle-ci peut être promenade, pèlerinage, tourisme, marche par étapes, il s’agit toujours de progresser dans le paysage pour en admirer les aspects successifs, méditer les changements de perspective et d’atmosphère. Si parfois on s’arrête, c’est le temps nécessaire à regarder une montagne, un arbre, un pont, mais toujours au cours d’un voyage. Et c’est ainsi que le désir de partir à la suite de ces petits personnages qui déambulent dans l’image devient quasiment réalité dès lors qu’on la contemple. Qui sait où vous mènera cette exposition du musée Guimet ?
Comme dans la peinture savante, l’eau et la montagne constituent les éléments clés. Quand on ne les voit pas tout de suite, il n’est pas rare qu’ils s’y trouvent tout de même. Ainsi dans les Trente-six vues du Mont Fuji, suite réalisée au début des années 1830 – Hokusaï a 70 ans, c’est une œuvre de la maturité si par maturité on entend alliage d’expérience et de fraîcheur –, le volcan est tantôt énorme et proche, tantôt un petit cône lointain. L’eau se décline sous toutes ses formes : le fleuve, les cascades (avec de petits hommes à leur pied, chez Hokusaï, Eisen…), la mer bien sûr. Le musée Guimet expose un des tirages de la célèbre vague de Hokusaï, « La grande vague au large de Kanawaga », avec le Mont Fuji traité dans le même bleu et le même blanc que la mer. Cette estampe est exposée sous rideau pour préserver ses couleurs. On notera d’ailleurs qu’il faut voir, et de près, des estampes originales : les nuances de couleurs perdent beaucoup lorsqu’elles sont imprimées dans nos livres où la texture du papier japonais (les « crépons » diront les artistes français au XIXe siècle pour désigner les estampes) est totalement absente.
Saisons
Il y a peu d’effets de soleil dans les estampes ukiyo-e. On ne trouvera pas plus d’effets impressionnistes. Cela fonctionne plutôt par saison : les cerisiers en fleurs, une scène d’hiver où, au bord du chemin, les marcheurs se regroupent autour du feu (Hiroshige). Les phénomènes météorologiques sont traités comme ont pu l’être, en Occident, les quatre éléments avec la neige, la pluie, le brouillard… Mais les artistes ne s’adonnent pas au stéréotype. Chacun a sa façon de rendre la chute des flocons, d’enfouir la nature sous sa couche. La plus célèbre pluie est celle de Hiroshige : « Averse soudaine sur le pont Ohashi, à Atake », que Van Gogh interprétera à l’huile, fasciné par l’audace graphique. Hiroshige a fait une autre pluie, compliquée de coups de vent : « Averse à Shôno », tirée des 53 relais du Tokaïdo qu’il publie à son tour dans les années 1830.
L’un des plus beaux effets de brume est dû à Hokusaï. Les moyens utilisés sont aussi impalpables qu’elle. Un prétexte : des femmes sur une terrasse regardent un pêcheur au filet. Le regard passe sur les femmes, s’arrête un instant sur la barque et file à son insu, sans cesse, vers l’horizon noyé.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle l’ukiyo-e ne se renouvelle plus. La photographie désoriente les artistes. L’utilisation brute de la perspective européenne violente les paysages (Shinsai, Hokuzu). Il faut attendre les années 1910 pour qu’émerge une pratique moderne de l’estampe, le Shin-hanga, « nouvelle estampe ». Kawase Hasui (1883-1957) en est le plus solide représentant. La magie opère-t-elle ? Sa Neige sur le temple Zôjôji tombe de façon mécanique, avec de stupides flocons qui manquent de moelleux. Œuvres sages et sans fantaisie, comparées à celles des grands prédécesseurs. On a moins envie de s’y promener.
Paysages japonais, de Hokusai à Hasui. Jusqu’au 2 octobre 2017, musée Guimet.
En Une : Hiroshige, Hamamatsu (29e relais). Série « Cinquante-trois relais du Tokaido ». Epoque d’Edo, 1833-1835. (Don Charles Jacquin, 1894. EO 244) © RMN-Grand Palais (musée Guimet, Paris) / Mathieu Rabeau