Blaguer sur le ramadan, taquiner les musulmans français et railler l’islamophobie, tel est le pari que s’est lancé Noredine Allam, auteur et scénariste du Muslim’ show. Après avoir publié trois tomes de cette bande dessinée née en 2009 sur les réseaux sociaux, le dessinateur, également éditeur, s’attaque à un nouveau projet, dont le but sera d’enseigner l’arabe. Mais si la BD connaît un véritable engouement dans les pays du Moyen-Orient et en Asie, elle reste boudée par une majorité de Français.
Le Muslim’ show, ce n’est pas une histoire, mais des centaines de scènes. Toutes décrivent le quotidien et les traditions des musulmans français avec humour et respect. Ces strips, Noredine Allam en a eu l’idée «à un moment où [il] désirait [s]e rapprocher de [s]a religion». Et c’est «sans trop se poser de questions» que l’auteur des bandes dessinées Léa Parker se lance dans cette nouvelle série, la seule dans le genre en France. Noredine Allam est aux manettes du scénario, Greg Blondin se charge des dessins. Les premières vignettes sont publiées sur Facebook. Le succès est immédiat.
Un succès en Orient
Avec plus de 437.000 abonnés sur la page Facebook francophone et plus de 656.000 sur sa version en anglais en février 2015, Muslim’ show dépasse le million de lecteurs. La BD est lue du Magreb à l’Indonésie, en passant par le Moyen-Orient, et traduite en 15 langues sur Internet. Six ans après son lancement, Muslim’ show plaît toujours autant, si ce n’est plus.
Chaque jour ou presque, Noredine Allam met en ligne une ou plusieurs vignettes, en réaction à l’actualité. Il reconnaît qu’il ne saurait plus se passer des réseaux sociaux, où tout à commencé.
«Depuis le début, nous avons pris l’habitude de diffuser nos histoires sur Internet. […] Cela nous permet de tester nos idées avant de les éditer et de voir la réaction des lecteurs.»
Ces idées, elles lui viennent de son «quotidien» et de «celui de ses proches». «Le concept est toujours le même», précise cet ancien graffeur amiénois. Il s’agit d’«exagérer des situations pour en tirer plus facilement une morale, et tenter de vulgariser les idées». Et c’est bien cette morale religieuse qui gêne.
Invisible en France
La publication aux éditions Dargaud du tome 1, le mois sacré du ramadan, se révèle un succès mitigé, avec seulement 13.000 exemplaires vendus en France. «Les résultats n’étaient pas à la hauteur», souligne Thomas Ragon, directeur de collection chez Dargaud. «Ça s’est mal vendu dans les boutiques classiques.» Le deuxième tome, Mariage, est un échec pour la grande maison d’édition, qui accepte de laisser Noredine Allam continuer seul cette aventure, en créant sa propre maison d’édition, BDouin.
«Dargaud l’avait repéré sur le Net, avec ses scores d’audience importants», précise Thomas Ragon.
«C’est quelque chose qu’on fait souvent, transformer un blog, par exemple de mode, en bande dessinée. Mais alors que pour la mode, qui est elle aussi destinée à une communauté précise, l’accueil en librairie est bon, il n’a pas été le même pour Muslim’ show.»
Cette différence de comportement des lecteurs, Thomas Ragon a du mal à l’expliquer. «L’islam reste un sujet sensible», suppose-t-il, soulignant qu’il existe peu de bandes dessinées traitant de ce thème en France.
«Il est intéressant de voir que quand un éditeur publie une énième biographie de Jésus, on en parle à peine. Mais s’il s’agit de musulmans, c’est critiqué de tous les côtés.»
Les critiques affluent
Car c’est bien de toutes parts que cette bande dessinée est attaquée. Noredine Allam, qui ne cache pas que la BD s’adresse surtout à des lecteurs musulmans, reconnaît que «Muslim’ show est un peu à contre-culture». Ici, «pas de violence gratuite», précise-t-il, «que de la morale!». Outre l’humour, on y trouve des femmes voilées, des moments de prière et un rappel régulier des valeurs de l’islam.
Autant d’ingrédients qui lui valu des accusations de prosélytisme, notamment de la part de Sébastien Naeco, critique du Monde, qui affirme que «plusieurs planches relèvent clairement du prosélytisme en tentant de magnifier les vertus de la visite régulière à la mosquée et l’épanouissement qu’apporte une pratique de la prière». Une accusation également menée contre l’agenda Muslim’ show, produit dérivé de la bande dessinée, édité à l’intention «étudiants musulmans», comme on pouvait le lire sur la page d’accueil de Bdouin, et qui a valu à plusieurs enfants, selon Noredine Allam, de «se faire convoquer par la direction de leur école».
Pourtant, c’est pour une toute autre raison qu’Apple a refusé de publier les trois tomes du Muslim’ show au sein d’une application. En 2009, Laurent Roussel lance IGoMatik, une application qui édite des bande dessinées en plusieurs langues. Pour sa première, il décide de proposer Muslim’ Show. «Apple refusait l’activation d’une application sans aucune explication parfois, d’un simple e-mail, mais pour cette occasion, ils se sont fendus d’un appel téléphonique pour nous aviser que le propos constituait “une offense à la religion musulmane”», se souvient le créateur de l’application, qui précise qu’Apple étant diffusé dans 140 pays, le géant du web refuse de prendre des risques. «On tablait sur un bon buzz avec cette première mondiale, une BD d’humour faite par et pour les musulmans, (…) mais on peut presque dire que ça nous a coûté le bon lancement de notre start-up.»
Christophe Monnot, spécialiste en sociologie des religions et passionné de bandes dessinées, assure de son côté qu’on ne peut parler de prosélytisme dans le cas de Muslim’ show. «Cette bande dessinée n’est pas bien méchante!», s’exclame-t-il lorsqu’on aborde la question.
«Elle offre un point de vue de bons fidèles et il est toujours difficile de définir une frontière entre gags, point de vue sympathisant et prosélytisme.»
Il dresse un parallèle avec Robert Crumb, l’auteur américain d’une adaptation de la Genèse, célèbre pour ses bandes dessinées de type «underground».
«Muslim’ show est plus engagé que Crumb, avec une graphisme plus ordinaire, mais je ne pense pas qu’il y ait des intentions de racolage religieux, sinon celle de faire comprendre que le musulman est un individu comme ses autres concitoyens. Tout en étant traditionnel, ce n’est pas non plus un islam rigoureux ou extrémiste, puisqu’on y rit de soi-même.»
Pour lui, Muslim’ show «n’est pas tellement différent» des bandes dessinées catholiques et protestantes. Ce qui change, «c’est que l’on reprend les recettes du gag pour les transposer à la vue des musulmans pratiquants vivant en Occident». Il souligne toutefois que cette bande dessinée s’inscrit dans un nouveau genre, celui de la «dérision musulmane», né au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. «C’est une forme de communication à double détente, qui vise autant les préjugés projetés sur les musulmans que les virtuosités type salafistes», explique Christophe Monnot, rappelant que l’un des titres pionniers de ce genre est La petite mosquée dans la prairie, série télévisée diffusée au Canada en 2007.
Une nouvelle ère de la bande dessinée
Comment expliquer alors qu’elle soit boudée par les Français?
«Les BD religieuses font toujours un flop en France, assure le spécialiste. Muslim’ show n’échappe pas à cette règle.»
«Un lecteur non-musulman comprendra la dérision, mais il ne rira pas toujours ou trouvera certains points de vue trop religieux ou exagérés», ajoute-t-il, précisant que cette vision sera la même pour de nombreux musulmans occidentaux, souvent peu pratiquants. Ce qui explique que la BD de Noredine Allam remporte surtout un succès au Moyen-Orient.
S’il reste traditionaliste, Noredine Allam s’inscrit toutefois dans une nouvelle ère de la bande dessinée, qui s’ouvre de plus en plus à des sujets liés à l’islam. «Les BD qui traitent de l’islam sous un angle ou sous un autre sont en augmentation», souligne Christophe Monnot. Même Marvel s’y est mis. Après la sortie en 2009 de The 99 de Naïf al-Mutawa, l’histoire d’autant de héros qui incarnent les 99 valeurs d’Allah, le géant des comics et de la testostérone a créé en 2014 un nouveau personnage, Kamala Khan, une jeune femme originaire du Pakistan de confession musulmane. Mais loin d’interroger la société, cette dernière ressemble plus à un coup de communication de Marvel, dont les super-héros ont pris quelques rides depuis les années 1960.