Alsace, le ghetto turc…

Par Christian Jelen

Aujourd’hui, combien y a-t-il de Turcs en France ? Le citoyen désireux de s’informer n’arrive pas à le savoir. Le ministère du Travail d’Ankara se réfère à l’année 1993 et en recense 240 000. Les autorités françaises n’en dénombrent que 197 712 – 42 000 de moins – mais elles font toujours référence au recensement… de 1990. Que s’est-il passé depuis lors ? La minorité turque a-t-elle augmenté, est-elle restée stable ou dépasserait-elle 400 000 personnes, clandestins inclus, ce que certains prétendent ?

Un début de réponse à cette question est fourni par l’exemple de Bischwiller (Bas-Rhin), injustement surnommée « Turkwiller » depuis que des Turcs, recrutés dans les années 1960-1970 par des entreprises textiles locales, y ont essaimé. Dans cette petite ville de 11 500 habitants, où il est difficile de vivre longtemps dans l’illégalité, 1 376 Turcs sont en situation régulière en 1996, contre 1 102 en 1990. Leur nombre a augmenté de 24 %. Motifs ? D’abord, les naissances, nombreuses. Ensuite, l’attraction exercée par la communauté turque de Bischwiller auprès de Turcs des régions avoisinantes. Enfin, le regroupement familial : la plupart des mariages sont aujourd’hui encore arrangés par les parents ; ceux-ci marient leurs filles et garçons « au pays », l’été, à l’occasion des vacances, avec des conjoints turcs. De retour à Bischwiller, ils installent leur petite famille dans une des maisons acquises par la communauté. « Turkwiller s’agrandit », ironisent des gens du canton…

Le cas de Bischwiller se reproduit là où les Turcs se sont regroupés. En Alsace, où ils forment le groupe d’étrangers le plus important et le plus « visible ». Mais aussi en Lorraine, dans le Nord, en Ile-de-France et surtout à Paris, dans la région Rhône-Alpes, en Bourgogne-Franche-Comté, dans la région Centre. Plus de 85 % des immigrés nés en Turquie sont turcophones. Les Kurdes représentent moins de 10 % de l’ensemble, mais ils font preuve d’activisme politique, par le biais notamment du PPK, parti marxiste-léniniste des travailleurs du Kurdistan. Les mouvances islamistes sont nombreuses. L’une des plus radicales eut pour porte-parole cet imam de Nantua expulsé pour avoir dit que la loi d’Allah prévaut sur la loi française.

L’influence croissante des intégristes dans la diaspora se mesure à la proportion très importante de jeunes filles dans les affaires de voile à l’école. Plusieurs ont défrayé la chronique dans la région Centre (Vendôme, Saint-Jean-de-la-Ruelle, Mer, Angers…), dans la région Rhône-Alpes (Nantua, Les Neyrolles, Grenoble, Vaulx-en-Velin…), en Alsace (Colmar, Strasbourg…). L’activisme des intégristes se répand dans les petites bourgades quand la résistance des pouvoirs publics diminue. En mai 1994, après le jugement du tribunal administratif d’Orléans annulant l’expulsion de jeunes filles voilées du lycée Ronsard de Vendôme, les foulards font leur apparition quelques kilomètres plus loin, à Saint-Jean-de-la-Ruelle. A l’automne 1995, quand les tribunaux administratifs de Nancy et de Strasbourg déboutent des lycées et collèges ayant appliqué la circulaire Bayrou, les répercussions sont immédiates dans plusieurs établissements, dont le collège Ronsard de Mer (Loir-et-Cher), commune de 6 000 habitants, dont 600 Turcs. Des adolescentes manifestent avec des banderoles « Le foulard au collège ». « Elles me montrent des coupures de presse qui leur ont été transmises par l’imam », raconte le principal. Le calme revient parce que ce principal fait preuve de fermeté et exclut les jeunes filles du collège pendant cinq jours, pour troubles de l’ordre public.

Le voile fait partie des normes imposées aux femmes, qui le portent de plus en plus. A Vendôme (Loir- et-Cher), 18 000 habitants, de 700 à 800 Turcs, le phénomène a pris de l’ampleur après l’affaire des foulards du lycée Ronsard, en 1994. A Mulhouse (Haut-Rhin), où plusieurs milliers de Turcs habitent au centre-ville, de très nombreuses femmes voilées remontent ou descendent l’avenue de Colmar et les rues du quartier voisin de la Cité. Beaucoup de Mulhousiens vivent mal leur présence. « Porter le tchador, c’est refuser l’intégration », disent les uns. Pour d’autres, « le voile prouve que les Turcs refusent de se plier à notre mode de vie et à nos valeurs ». Mêmes réactions au centre-ville à Bischwiller, où les femmes voilées sont aussi omniprésentes. De plus, les habitants sont choqués par l’arrivée récente de deux femmes en noir, enfoulardées à l’iranienne, et de leurs maris, barbus et enturbannés. « L’une de ces femmes est venue demander un document d’identité, raconte un employé municipal. Elle avait besoin d’une photo, mais elle voulait être photographiée avec son voile qui lui dissimulait le visage, ce qui est interdit. Nous avons donc refusé. Le mari s’en est mêlé. Le tintouin, des palabres sans fin ! Pour avoir la paix, nous avons accepté une photo sur laquelle le voile laissait passer une mèche de cheveux ! »

La volonté de préserver les traditions s’est cristallisée sur les femmes. Personne n’a oublié le drame de la jeune Nazmiye, assassinée par sa famille, en 1993, pour avoir eu l’audace de s’habiller à l’européenne et de s’amouracher d’un « Français de souche », c’est-à-dire d’un non-musulman. A Colmar, beaucoup de gens furent choqués par les réactions de colère du public turc à l’énoncé de la condamnation des parents par la cour d’assises. En fait, ce public, essentiellement masculin, était hostile à l’émancipation des femmes et se sentait agressé dans son mode de vie et ses traditions.

La règle des mariages arrangés

« Pour nos hommes, la société occidentale donne de mauvaises idées aux femmes », constate Nevim, 22 ans, qui veut vivre libre, comme une jeune Française, mais doit affronter le regard réprobateur de la communauté. « On me reproche de porter des jupes trop courtes, des tenues trop décolletées, de faire la bise aux garçons. Je suis une dévergondée. Je heurte les âmes sensibles. »

Le mariage civil en France est la manifestation d’une volonté d’intégration. Or celle-ci ne s’exprime pas encore chez les Turcs. A Bischwiller, deux couples turcs sont passés devant le maire depuis 1994. Et, à Mer, trois couples en dix ans. « Les Turcs se marient entre eux, au consulat, observe le maire, Claude Denis. Affirment-ils ainsi la prévalence de leur loi sur la nôtre ? »

Les unions entre Turcs issus de l’immigration restent l’exception, de même que les mariages mixtes. Les mariages arrangés demeurant la règle, des jeunes filles nées ou ayant grandi en France sont mariées à des Turcs de Turquie, souvent moins évolués qu’elles, qui ne parlent pas le français, n’ont pas de qualification professionnelle, éprouvent d’énormes difficultés à trouver du travail, et donc à vivre… dans la légalité.

Dans leur très grande majorité, les hommes nés ou ayant effectué leur scolarité en France vont aussi chercher femme en Turquie, femme n’ayant pas encore été « contaminée » par la civilisation occidentale. Exemple : Mehmed, 26 ans, salarié dans un centre social et familial de Mulhouse, convient qu’il a épousé une jeune fille que ses parents ont choisie et qu’il ne connaissait guère. Cette procédure ne le choque pas.

Le repli des Turcs sur eux-mêmes est aggravé par le fait que beaucoup d’immigrés parlent mal ou ne parlent pas le français. A Bischwiller, c’est le cas de l’imam, du président de l’association des travailleurs turcs et même de l’instituteur, nommé par le gouvernement d’Ankara, en vertu d’accords passés avec la France sur l’enseignement des langues et cultures d’origine.

Pour les hommes, l’ignorance de notre langue renforce leur propension à travailler dans les circuits communautaires, à s’isoler des Français. Pour les femmes, elle augmente leur soumission au mari. Une dépendance à laquelle les imams et les hommes semblent beaucoup tenir, si l’on observe leur hâte à vouloir interrompre les études des jeunes filles. A Mer, « on les retire souvent de l’école à 16 ans, pour les marier », observent plusieurs professeurs. Même constat au complexe scolaire André-Maurois de Bischwiller, où, pourtant, remarque-t-on, elles travaillent mieux que les garçons.

Forte emprise du milieu familial

« Au collège, note le proviseur Patrick Reeb, beaucoup d’élèves, surtout des garçons, maîtrisent mal le français. Aussi ne peuvent-ils pas suivre un parcours scolaire normal. » Résultat : 99 Turcs sur 490 élèves au collège et 13 seulement sur 450 au lycée. Que faire pour que cette population en âge scolaire réussisse ? « Il faudrait, répond Patrick Reeb, que les parents s’intéressent davantage au travail de leurs enfants, qu’ils les poussent à réussir. Or ils ne le font pas. Par désintérêt, par impuissance, parce que l’école n’a pas de sens pour trop d’entre eux. » C’est bien là le drame. Les enfants condamnés aux études courtes retombent dans l’orbite communautaire dès leur sortie de l’école. « En revanche, observe Patrick Reeb, ceux qui font des études longues ont des copains de toutes origines, ils sont obligés de s’ouvrir sur la société française, de sortir de leur communauté. Eux vont s’intégrer. »

A l’inverse de ce qui se passe chez les Maghrébins et les Africains, l’emprise du milieu familial turc reste forte. Aussi les jeunes ne troublent-ils guère l’ordre public. Ils sont beaucoup moins atteints par la toxicomanie que les autres jeunes des mêmes quartiers. A Mulhouse ou à Bischwiller, les délinquants classiques sont encore peu nombreux. Néanmoins, depuis deux ou trois ans, les interpellations de Turcs pour vols à l’étalage ou revente de doses d’héroïne augmentent.

Le sport ne semble pas être pour les Turcs le facteur d’intégration qu’il fut pour d’autres populations étrangères. A Mer, petite ville très sportive, 1 200 licenciés pour 6 000 habitants, on dénombre très peu de Turcs dans les clubs de foot, de basket, de judo, de hockey sur gazon… En Alsace, la présence d’équipes sportives turques, algériennes, marocaines ou portugaises étonne l’observateur venu de « vieille France ». L’ethnicisation y reflète-t-elle le poids des communautés étrangères ? Les Turcs jouent en minimes au Football Club de Bischwiller (FCB). Cadets, juniors, ils rejoignent l’Union sportive turque (UST). Gérard Stickel, président du FCB, leur reproche de s’isoler. « Nous avons besoin d’exister en tant que Turcs », rétorquent des joueurs de l’UST. « Des jeunes de nationalité française se déclarent turcs ! » se désole Gérard Stickel. En fait, un lourd contentieux, difficile à démêler, existe entre Turcs et Alsaciens. Les premiers font grief aux seconds de les avoir écartés de l’équipe première, les encourageant ainsi à rejoindre l’UST. Des joueurs et des dirigeants alsaciens reprochent aux Turcs d’avoir provoqué de nombreuses bagarres en déplacement, contribuant ainsi à la mauvaise réputation de leur ville et à son surnom de Turkwiller.

Les centres-villes « colonisés »

Une caractéristique des Turcs en Alsace, dans des villes ouvrières comme Mulhouse, Reichshoffen, Barr ou Bischwiller, c’est leur forte présence au centre-ville. Depuis une vingtaine d’années, en effet, beaucoup d’usines textiles et d’entreprises de ces villes ayant fermé, atteintes par la délocalisation et la récession, des ouvriers et des employés alsaciens à la retraite ou leurs héritiers ont cherché à vendre leurs maisons, souvent délabrées.

Des Turcs les ont achetées, en offrant des prix supérieurs de 10 à 15 % aux prix du marché et des dessous-de-table. D’où la rumeur insistante sur les valises remplies de billets de banque des nouveaux propriétaires. Ceux-ci rénovent les maisons, puis les scindent en appartements d’une ou de deux pièces, qu’ils louent à leurs compatriotes à des prix souvent prohibitifs. Aujourd’hui, cinq ou six familles habitent une maison rénovée. Chacune paie environ 2 500 francs de loyer. Entre 12 500 et 15 000 francs tombent chaque mois dans la poche du propriétaire. La suroccupation locative permet donc de rentabiliser assez vite un investissement de 500 000 à 600 000 francs. Mais elle génère aussi des regroupements d’immigrés, mal acceptés par les autochtones.

A Mulhouse, tout près de la gare centrale des bus et de la tour de l’Europe, rue du Gaz, rue des Alpes, rue des Maçons, les Turcs ont leur quartier, leurs boucheries, leurs épiceries, leurs snacks, les « doner-kebabs ». A Bischwiller, un employé de la mairie pointe en jaune les maisons du centre-ville acquises par des Français et en vert celles que les Turcs ont achetées. « Il y a du vert partout », dit-il. Les Turcs sont de plus en plus nombreux rue de la Pomme-d’Or, rue des Rames, rue des Ecoles, rue de la Gare. « Quand il y a plusieurs sonnettes à la porte d’une maison rénovée, il y a des Turcs », signale un expert. Avec leurs restaurants, leurs bars, une boucherie, leurs commerces d’alimentation et le bazar d’Haci Baba, moins chers que les commerces autochtones, leurs petites entreprises de travaux publics et leurs ateliers de réparation automobile, les Turcs offrent les signes d’une réussite qui suscite des jalousies. Des ouvriers voient dans les Turcs une menace pour leurs emplois. D’où leurs applaudissements après les récentes déclarations du chancelier Kohl sur la préférence nationale en Allemagne. Chez les commerçants, artisans et chefs d’entreprise, les reproches fusent aussi : « Les Turcs ne rapportent rien à l’économie locale et ils prennent du travail à nos entrepreneurs » ; « Ils contournent les lois » ; « Ils cassent les prix pour décrocher des marchés, notamment dans la maçonnerie » ; « Ils ne déclarent pas leurs salariés et ne respectent pas les heures légales d’ouverture et de fermeture des commerces ».

L’extension du quartier turc accrédite le spectre de « l’invasion étrangère », slogan souvent propagé, soit dit en passant, par des Alsaciens qui ont vendu leur maison à des Turcs et votent Front national. Cela dit, les majorités municipales – PS à Mulhouse, RPR à Bischwiller – estiment nécessaire que la population turque n’agrandisse plus son territoire en centre-ville. « Il faut la stabiliser, affirme Jean-Luc Hirtler. Je veux être le maire de Bischwiller et non celui de Turkwiller. Je ne refuse pas la présence des Turcs dans la mesure où ils mènent une existence proche de la nôtre. En revanche, je refuse les regroupements massifs. Si nous laissons les ghettos se former, la réaction d’extrême droite risque d’être terrible… »

Le vote Front national reflète bien la crainte des élus : 26,72 % des Mulhousiens et 35 % des Bischwillérois ont voté pour Jean-Marie Le Pen à la présidentielle de mai 1995.

L’argent de la drogue

Jean-Luc Hirtler ne dispose pas de beaucoup de moyens pour limiter les achats immobiliers des Turcs en centre-ville. En dernière extrémité, quand il y a menace de regroupement massif, il fait jouer le droit de préemption. La question se pose actuellement parce que des Turcs veulent racheter des friches industrielles comme Le Miratel, ancienne usine textile en ruine, ou Hopvalor, usine désaffectée de transformation et de stockage du houblon. Le problème, cependant, c’est que la préemption assèche les finances municipales ou les détourne d’investissements plus utiles. De plus, la mairie ne peut pas préempter un bâtiment ou un terrain sans dire ce qu’elle veut en faire. D’où l’inquiétude des Bischwillérois ou des Mulhousiens de voir le parc immobilier des Turcs s’accroître au centre-ville.

D’où vient l’argent ? demandent-ils. Les explications les plus diverses sont avancées. Selon certaines, les Turcs recevraient des prêts à taux zéro du consulat. Selon d’autres, accréditées par le même consulat et qui exaltent l’esprit de solidarité, les Turcs désireux d’acheter une maison ramassent des sommes considérables en faisant le tour de la famille et des amis. Selon d’autres encore, les Turcs travaillent dur et investissent leurs économies dans l’immobilier.

D’après des sources policières alsaciennes, l’argent proviendrait aussi de la drogue. « Dans les affaires importantes de revente et de trafic d’héroïne élucidées, relate un policier, nous constatons huit fois sur dix que les Turcs jouent un rôle considérable. » Comment les trafiquants procèdent-ils ? « Ils vont s’approvisionner en Turquie et dans leurs communautés aux Pays-Bas ou en Belgique. » Quels sont les pays de transit ? « L’Allemagne, où ils ont de la famille et des amis, et aussi la France, par la région Nord et par la voie Longwy-Thionville. »

Entre 1978 et 1980, la police mulhousienne saisissait quelques grammes d’héroïne. Bon an, mal an, elle dénombrait quatre ou cinq overdoses. Aujourd’hui, les saisies portent sur 20, 50, 200 ou 700 grammes et parfois même sur 1 kilo (1 million de francs au détail). Parallèlement, plusieurs centaines de personnes sont interpellées chaque année, pour revente ou trafic. Et le nombre d’overdoses est supérieur à 20.

Pourquoi les Turcs jouent-ils un rôle important en Alsace dans le trafic d’héroïne ? Réponse de la police : « D’abord, l’appât du gain : le kilo d’héroïne, acheté entre 100 000 et 150 000 francs aux Pays-Bas ou en Belgique, est revendu 800 000 F chez nous. Ensuite, les risques bien moindres ici qu’en Turquie. En Alsace, les sanctions les plus lourdes en matière de gros trafics ne dépassent pas neuf à dix ans de prison. Pour les mêmes faits, les condamnations en Turquie atteignent trente ans. »

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