Fanny Capel est professeur de lettres à Saint-Denis. Membre du collectif Sauver les lettres, elle trouve “sidérant” le “changement de ton et de discours” de Najat Vallaud-Belkacem qui en appelle, aujourd’hui, l’école à “transmettre” les valeurs de la République. Car Fanny Capel rappelle que, dans notre pays, on a “frappé d’indignité la notion de “transmission” en ce qui concerne les savoirs” et qu'”aucune “valeur” ne peut s’enraciner sur un socle d’ignorance”.
Voix tremblant d’une saine colère, incarnation de Marianne outragée, Najat Vallaud-Belkacem face à l’Assemblée s’exprimait pour la première fois depuis la tragédie qui avait chaviré la France exactement une semaine plus tôt. Elle promettait la plus grande fermeté pour sanctionner les « incidents » qui ont eu lieu dans les établissements scolaires à l’occasion de la minute de silence du 8 janvier, et plus généralement dans les jours qui ont suivi les attentats. Quelques centaines d’actes signalés à l’institution (sans doute la partie émergée de l’iceberg). Dont une quarantaine transmis à la police et à la justice, car relevant, selon elle, d’apologie du terrorisme.
Sidérant changement de ton et de discours de la part d’une ministre socialiste, qui jusqu’alors entendait poursuivre une « refondation » progressiste de l’école, une école ouverte, offrant à tous les élèves la joie d’apprendre par eux-mêmes, de développer leurs talents, de s’exprimer. C’est Rousseau découvrant son Emile en Amedy Coulibaly…
Mais il faut oser le dire : imposer à chaud, d’autorité, une minute de silence à des écoliers, des collégiens, et même à des lycéens, sans prendre le temps de leur faire comprendre le sens de ce rituel républicain, était d’une insigne bêtise. Une décision prise à la légère par des responsables politiques qui n’ont jamais mis un pied dans les classes. Les professeurs, eux, savaient à quoi s’attendre. Certains ont d’ailleurs laissé le choix à leurs élèves de se recueillir ou de sortir de la salle. Avant de les reprendre tous et d’engager avec eux un débat périlleux mais salutaire (1). Comme ils le font tous les jours, en dispensant leurs cours.
Au charbon face à nos classes, nous savons bien que les principes de tolérance, de laïcité, de liberté d’expression, ne sont pas encore intégrés par tous, qu’ils sont même parfois ostensiblement remis en cause. Tel de mes élèves dénonce les philosophes des Lumières comme des « imposteurs ». Un autre refuse de lire à haute voix le mot « porc » dans un texte. Des classes entières poussent des cris d’orfraie quand on évoque la place centrale de l’homosexualité dans la culture grecque antique. Un autre me demande pourquoi tous les juifs aiment l’argent et grommelle que « Dieudonné a raison ». Quelques-uns s’acharnent à me prouver que la secte des Illuminati dirige le monde – ils y croient, comme du reste un Français sur cinq, jeune ou moins jeune (2). Ces « incidents », s’ils sont loin d’être quotidiens, sont fréquents.
Entendons-nous bien : aucun professeur ne s’habitue à cette irruption intempestive de sottise, qu’il vit toujours comme un choc frontal contre ses propres valeurs, voire sa propre personne. Mais nous savons en relativiser la portée. Là-dedans se mêlent des ressorts très variés : la provocation et le goût de la polémique, bien naturels quand on est adolescent ; le conditionnement familial quand on est un enfant ; dans certaines zones reléguées, il faut y ajouter un sentiment d’injustice sociale qui se trompe de cible, un désir de s’agréger à une « communauté » plus ou moins factice ou à une « culture » de quartier, virile, réactionnaire, religieuse, très moraliste ; dans le meilleur des cas, on a affaire à une tentative maladroite d’affirmer une opinion, qui s’appuie sur des informations partielles ou fausses…
Notre ministre semble donc découvrir que nous assumons la responsabilité de jeunes esprits dont l’identité et l’intelligence sont en construction, soumis à des flots de discours qu’ils échouent à hiérarchiser (télévision, réseaux sociaux, amis), encore souvent incapables d’écouter, de lire, une parole construite plus de cinq minutes, impuissants à formuler avec précision leurs propres idées. Ils sont justement sur les bancs de l’école pour que cela leur devienne possible, à l’abri de toute pression. C’est la moindre des choses, dans notre métier d’éveilleur et de passeur, d’entendre leur parole, pour mieux les aider à revoir leurs préjugés, à déconstruire leurs « opinions – quitte à les détruire, en leur apportant des éléments de savoir, d’expression, d’analyse, qu’ils ne détiennent pas a priori.
Mais non, notre ministre, « même là où il n’y a pas eu d’incidents », ne veut pas entendre les « questionnements des élèves », elle les trouve « insupportables ». Comme s’ils étaient programmés pour devenir des « terroristes » à partir du moment où ils ont affirmé : « Je ne suis pas Charlie ». Comme si ce slogan ne recouvrait pas une signification multiple – de « Les caricatures du prophète me choquent » à « On a bien fait de tuer des blasphémateurs »…
Non, pas de discussion, notre ministre entend remettre dans les rails ces jeunes déviants, quitte à recadrer les parents eux-mêmes par le « dialogue éducatif » ! Nous voilà pris au piège de la « coéducation » présentée naguère comme une panacée. Mais les parents ne sont pas forcément ce qu’on attend d’eux. Oui, ils peuvent voter Le Pen ou penser qu’il n’y a rien au-dessus d’Allah. En avant pour la rééducation républicaine globale !
Najat Vallaud-Belkacem conclut en martelant que l’école a pour mission de « transmettre des valeurs ». Nous voilà donc au terme de la révolution pédagogique initiée il y a quinze ans par un autre ministre socialiste, Claude Allègre. Après avoir frappé d’indignité la notion de « transmission » en ce qui concerne les savoirs — car comme un inspecteur l’avait décrété avec dédain, « le savoir n’est pas le sida, il ne se transmet pas » (3) —, l’institution réhabilite la transmission, en la restreignant au domaine des « valeurs ». Autrement dit, de la défunte école de Jules Ferry, nous allons garder le pire (la morale obligatoire), après avoir bazardé le meilleur (l’instruction). Caricaturant nos anciens « hussards noirs de la République », la ministre se contente pas de taper à la baguette sur les doigts des élèves récalcitrants : elle les traîne au poste de police.
Certes l’école ne saurait se dispenser d’une remise en question : comment une minorité même infime de nos adolescents, nés en France, qui ont passé déjà des années sur les bancs de l’école française, peuvent être tentés de s’identifier à des assassins fanatiques ?
Parions-le : malgré leurs bravades, les fans de « Charlie Coulibaly » n’ont certainement pas lu le Coran, dans sa version originale, en arabe du VIIe siècle. Ils ignorent à peu près tout des courants et des querelles théologiques entre musulmans. Ils prennent le mot de « djihad » au pied de la lettre, ne retenant que son sens guerrier, pas spirituel. Ils ne savent pas que le blasphème n’existe pas pour ceux qui ne croient pas, que le « sacré » est relatif. Ils confondent la politique d’Israël et les juifs (de France ou d’ailleurs). Ils ont une connaissance superficielle, confuse, de la situation géopolitique des pays en conflit sur lesquels ils fantasment (Syrie, Irak..). Bref, il leur manque de nombreuses clés de compréhension du monde dans lequel ils vivent.
Aucune « valeur » ne peut s’enraciner sur un tel socle d’ignorance. L’unique, l’immense tâche de l’école, reste donc l’instruction de futurs citoyens, qui seule les rend capables d’apprendre et de raisonner une fois sortis de l’école. Car s’il est bien un virus qui se transmet, via en particulier les nouvelles technologies prétendues d’« information », c’est l’obscurantisme.
Bien sûr, on ne peut pas tout mettre dans les programmes scolaires, déjà totalement déstructurés. Au fil des réformes successives, tant de thèmes passés à la trappe, tant d’autres empilés sans cohérence, tant de dilution. On a introduit de l’informatique, de l’anglais, pour les petits, alors que le français, cruciale matière de culture générale, a perdu huit cents heures depuis 1975 sur l’ensemble du cursus obligatoire, soit l’équivalent de quasiment deux années scolaires. Tant d’heures perdues pour les leçons de vocabulaire, pour la pratique de la grammaire, seuls garanties d’une pensée précise et articulée. C’est ainsi que tant de « malappris » de la lecture passent en sixième, puis au lycée, dissimulant leur illettrisme en « dyslexie ». Tant d’aberrations, au nom d’un enseignement ludique et créatif — la suppression du sujet de réflexion au brevet des collèges (rétabli in extremis l’an passé !), du « résumé-discussion » au bac, et la promotion de l’« argumentation », autrement dit, la victoire du sophisme sur la dialectique.
On a beau chercher, on ne trouvera nulle part dans les programmes du lycée une histoire des religions, de l’athéisme, des croyances en général – en histoire, le thème « La Méditerranée au XIIe siècle » a disparu, qui permettait d’aborder les trois religions du Livre. Les professeurs de latin-grec sont peut-être les seuls à pouvoir expliquer ce qu’est une civilisation païenne, à une minorité d’irréductibles des « humanités ». Par ailleurs, faisant fi de la chronologie, on doit expédier en seize ou dix-sept heures « la guerre au XXe siècle », en sept heures et la colonisation et la décolonisation. L’humanisme et les Lumières ont été marginalisés en français ; en géographie, on mise sur des thèmes très pointus de macro-économie ou de gestion administrative ; en philosophie, la liberté et la religion figurent parmi une vingtaine d’autres thèmes…
Tout se passe, comme si, face à l’ampleur des savoirs disponibles, l’Education nationale ne savait plus faire le tri. Les enseignants sont condamnés à zapper. Pire, sommés de se convertir à « l’école numérique », ils renvoient leurs élèves à la pêche sur Internet, sans avoir le temps de les former sérieusement à la recherche et à l’analyse des sources.
La priorité, c’est évidemment de repenser les contenus et les méthodes transmis par l’école. Non en ordre dispersé par niveau et matière, mais comme un édifice cohérent, progressif, ni trop spécialisé, ni trop pauvre, et qui ne néglige pas les filières professionnelles et techniques, où la culture est réduite à la portion congrue. Les professeurs eux-mêmes exigent, lors leur formation initiale ou continue, d’être lestés d’un bagage suffisant pour éclairer leurs futurs élèves — en particulier sur la laïcité. Ce n’est évidemment pas le cas à l’heure actuelle.
L’institution va devoir accomplir une œuvre de longue haleine, qui excède sans doute le rythme du demi-quinquennat restant. Hélas, le temps politico-médiatique exige « l’état d’urgence ». La ministre a déjà annoncé la mise en place accélérée d’une « éducation morale et civique » qui doit remplacer l’« éducation civique » (4). Certes, cette pseudo-matière a fait long feu : programmes fourre-tout, parfois dangereux car confondant les notions d’égalité et de fraternité avec le différentialisme. Mais sous la pression des événements, le pire serait d’instaurer une forme de dressage des esprits. Va-t-on devoir chanter la Marseillaise en rangs tous les matins, au pied du drapeau tricolore ?
Madame la ministre, on ne répond pas à un conditionnement par un autre conditionnement. Comme j’aimerais qu’en ces temps troublés vous puissiez vous hisser à la hauteur d’un de vos illustres prédécesseurs – je ne pense pas à Jules Ferry, mais bien à Condorcet. Dans son Rapport sur l’instruction publique de 1792, première ébauche d’un système d’instruction républicaine et laïque, il avertissait, avec une lucidité sans pareille : « Ni la Constitution française, ni même la Déclaration des droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et croire ».
Madame la ministre, je suis professeur de l’école de la République, fidèle au principe de rationalité que nous ont légué les Lumières, et pour cette exacte raison, je ne veux pas me contenter de dire à mes élèves « Tais-toi et prie pour Saint Charlie », pour contrer les sinistres imams d’en face qui leur serinent qu’on n’a pas le droit de se moquer du prophète. Je préfère, inlassablement, leur donner des bases solides pour qu’ils se forgent leur propre conviction.
(1) Lire, en particulier, les témoignages recueillis par le collectif d’enseignants d’histoire-géographie Aggiornamento : « L’école, Charlie et les autres : entrer dans la boîte noire des classes ».
(2) Selon une enquête réalisée par Ipsos en mai 2014 (publiée dans le Parisien du 18 juin 2014).
(3) Jean Desoli, Boulet rouge pour tableau noir, Ed. Syros, 1997.
(4) Installée dès 1985 dans les écoles, en 2000 dans les lycées (sous l’appellation « éducation civique, juridique et sociale »).