Qui eût cru qu’Alain Juppé deviendrait un… fantasme ? Les Français rêvent de s’ennuyer avec lui. Ils l’ont choisi par contraste trois ans avant la présidentielle ! Il est leur président de papier. L’antidote à la Trumpisation de la vie publique. L’anti-Sarkozy. Les hommes estiment sa dignité, quand ils ne vont pas jusqu’à le prendre pour un sage. Les femmes, elles, commencent par le soupçonner d’être un feu sous la glace. Mais voilà : il n’y a pas de feu caché. J’ai mis quinze ans – et tant d’heures d’entretien avec lui… – à le comprendre. C’est justement ce qui plaît aux Français. S’ils le regardent aujourd’hui avec espoir, c’est parce qu’il n’est pas aussi fou que les autres – pas fou du tout, même. Juppé aura réussi cet étrange exploit : être un fantasme qui ne brûle pas.
Fascination et répulsion : la relation entre Nicolas Sarkozy et Alain Juppé tourne à l’obsession. Anna Cabana, rédactrice en chef politique au JDD, raconte ce qu’ils disent et pensent (vraiment) l’un de l’autre. Voici un extrait du livre:
“L’homme que Nicolas Sarkozy fait re-revenir au gouvernement en novembre 2010, au poste de ministre de la Défense, parce qu’il a besoin de renfort, n’est qu’orgueil. D’ailleurs [Alain Juppé] aurait voulu bien davantage que la Défense. Ce que nul n’a su – et même pas Sarkozy! -, c’est qu’il désirait secrètement… Matignon. Chuuuut! Il n’avait pas formulé ce désir que déjà, la seconde d’après, il se blindait contre les déconvenues. Sa herse? L’orgueil, pardi! Encore et encore.
Juppé en 2010 : “Je fous la trouille à Nicolas (Sarkozy)”
‘Nicolas a la trouille. Je lui fous la trouille.’ Temps d’arrêt. ‘Il y a deux raisons pour lesquelles il ne me nommera pas Premier ministre. Primo, ça fait remake. Il pense que je n’ai pas une image assez positive. Secundo, je lui fous la trouille.’ ‘Trouille.’ C’est la troisième fois en moins d’une minute que Juppé brandissait ce mot d’argot comme un bouclier contre la déception.
Quitte à être lucide, autant exhumer la plus glorieuse des raisons que l’on pourrait avoir d’être empêché d’obtenir ce dont on rêve : la ‘trouille’ que l’on inspirerait à son rival de trente ans. Mieux vaut se croire craint que méprisé. ‘Aussi ne me demandera-t-il pas de remplacer François Fillon.’ Le maire de Bordeaux était trop à son affaire pour remarquer notre mine effarée. On le serait à moins : voilà alors de longues semaines que le bal des prétendants à la succession de Fillon avait été déclaré ouvert par Sarkozy et que les gazettes égrenaient le nom des participants à cette vaste et interminable bouffonnerie : Jean-Louis Borloo, Michèle Alliot-Marie, Bruno Le Maire, François Baroin, Christine Lagarde, etc. Mais personne, vraiment personne, n’avait songé à ajouter Juppé à la liste. ‘Ça ne me déplairait pas’, m’assura-t-il dans un sourire vorace.”
Un fantasme nommé Juppé, Anna Cabana (Stock, 216 p., 18 euros).