Tarte Tatin, Roquefort ou encore bêtises de Cambrai… Beaucoup de recettes fameuses seraient nées d’un heureux hasard. Mais ces histoires sont souvent de belles légendes peu vérifiables, contribuant à la renommée des mets concernés. Malchance, étourderie, maladresse ou simple hasard peuvent être le point de départ de l’invention de grandes recettes. C’est la sérendipité, un concept qui ne s’applique pas seulement à la science: une découverte, dans de nombreux domaines, peut être due à des circonstances imprévues. On peut trouver quelque chose que l’on ne cherchait pas… Ou trouver autre chose que ce que l’on cherchait, par chance ou accident.
L’exemple mythique: la tarte Tatin
L’exemple le plus connu, c’est bien sûr la tarte Tatin. Plusieurs versions circulent sur le contexte de la naissance de ce fameux dessert solognot, dans l’auberge des deux sœurs Tatin, à Lamotte-Beuvron. Comme nous l’expliquions en 2014, Stéphanie, l’aînée, un peu étourdie, aurait un jour purement et simplement oublié de préparer le dessert du jour. Dans la précipitation, elle aurait à toute vitesse mis des pommes à cuire, avec du sucre et du beurre, oubliant l’étape de la pâte. Elle l’aurait donc ajouté ensuite, créant ainsi la tarte renversée aux pommes la plus célèbre de la gastronomie française, servie chaude parce qu’elle était déjà en retard.
D’après une autre version, une des sœurs aurait fait tomber par terre une tarte aux pommes classique, et l’aurait renfournée à l’envers, pour la rattraper discrètement. Mais peut-être que l’histoire est beaucoup plus pragmatique. Selon une autre explication, il ne s’agirait que d’une ancienne spécialité de l’Orléanais, popularisée par Caroline et Stéphanie Tatin. Et puis, Gérard Bardon, dans La Tarte Tatin, naissance et vie d’un grand dessert (Editions CPE), évoque une autre hypothèse, basée sur l’ingéniosité, le goût et le flair des Tatin:
«L’histoire est belle certes, mais vous connaissez le proverbe régional qui dit que le Solognot ne se trompe qu’à son profit. Aussi est-il permis de se demander si cette brave demoiselle Tatin n’avait anticipé l’avantage qu’il y ait à commettre cette prétendue erreur. Sans vouloir critiquer les produits du terroir, les pommes solognotes de l’époque étaient, disait-on, fort acides et plutôt agressives en bouche. […] On peut à partir de là concevoir que Stéphanie ou –et– Caroline, fin palais et très bonne cuisinière, n’ait inventé ce renversement de situation pour justement mêler le sucre caramélisé dans le beurre de cuisson à cette trop grande acidité et créer ce goût singulier qui fait aujourd’hui votre délice.»
L’histoire, véridique, inventée ou largement déformée, a en tous cas assurément contribué à l’essor de la tarte Tatin vers les tables de Paris puis de France, après la disparition des deux soeurs.
Le Roquefort, l’amour et la moisissure
Autre fameuse histoire, celle du Roquefort. Le site du village de Roquefort et de l’Interprofession du fromage du même nom raconte, dans un onglet «légende», qu’un pâtre amoureux a un beau jour oublié du pain et du caillé de brebis dans une grotte, trop occupé à suivre une bergère. Quand il revient, son casse-croûte est couvert de moisissures, mais néanmoins délicieux: l’acte de naissance du Roquefort. «Gardien de ce savoir-faire, l’homme entretient cette tradition au plus profond de ses caves et à chaque fois, le miracle s’accomplit», précise le site de promotion du Roquefort.
Par contre, dans la partie «histoire», aucune apparition du berger amoureux, mais une première mention dans les textes en 1070, une conquête des plaines méridionales au Moyen-Âge, puis la reconnaissance de la particularité du terroir au XVe siècle, et la reconnaissance nationale, et internationale au XXe siècle. L’histoire du pâtre romantique et malin ne serait donc qu’invention?
Sylvie Vabre, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Toulouse-Jean-Jaurès et auteure de Le Sacre du roquefort, l’émergence d’une industrie agroalimentaire, confirme que le mythe n’est pas ancien: «C’est une “légende” récente, j’ai trouvé sa trace dans la presse parisienne du début du XXe siècle seulement. C’est certainement une “invention” reprise ensuite lors de la visite des caves. On retrouve le berger ayant oublié son caillé dans de très nombreuses histoires de fromages.»
Bêtises de Cambrai: qui sera le plus maladroit?
Cette autre histoire classique de sérendipité gastronomique ne met pas tout le monde d’accord, car deux entreprises de la ville de Cambrai se disputent la paternité de l’erreur qui a donné naissance aux célèbres bêtises. D’un côté, le confiseur Afchain raconte une sottise de mitron: «Il y a près de deux siècles, Émile Afchain qui était alors apprenti confiseur chez ses parents, dans notre bonne ville de Cambrai, avait fait des erreurs dans la fabrication des bonbons qui lui avaient été demandés. Sa mère lui cria alors avec colère: “Ils sont ratés tes bonbons! Tu n’es bon à rien! Tu as encore fait des bêtises!” Mais les bonbons se vendirent fort bien et continuèrent à être demandés parce qu’ils étaient rafraîchissants, digestifs et surtout vraiment délicieux. On leur donna le nom de bêtises, puisqu’il étaient le résultat d’erreurs, de bêtises de fabrication; et c’est ainsi qu’Emile Afchain devint l’inventeur des bêtises de Cambrai…»
Et cela se termine par une petite pique au concurrent, car le site souligne que «depuis cette époque, les bêtises de Cambrai furent souvent imitées, copiées, mais elles n’ont jamais été égalées».
De l’autre côté, la confiserie Despinoy n’a pas la même version du mythe, cependant basé sur le même modèle erreur de jeune apprenti/réprimande à base de vocabulaire de la bêtise/gros succès: «La bêtise de Cambrai est le fruit d’une belle erreur d’un confiseur. Cette spécialité fait partie de ces bonbons à la menthe aux vertus digestives incontestables. Selon la légende officielle, ce bonbon serait né au XIXe siècle d’une erreur de l’apprenti confiseur qui aurait mal dosé sucre et menthe et aurait insufflé de l’air dans la pâte par inadvertance. Jules Despinoy houspilla son mitron ayant laissé brûler son sucre au fond d’une marmite en lui lançant la célèbre phrase “tu ne sauras faire que des bêtises dans ta vie”.»
Bien sûr, la faute se transforma en grand succès, une confiserie très demandée par les habitants de Cambrai. Mais le récit ne s’arrête pas là, d’après la Maison Despinoy: «Son histoire est longue, et il fallu une quarantaine d’années pour qu’un concurrent vienne débaucher le mitron de Jules Despinoy, qui confia le secret de fabrication à son nouvel employeur. Jules Despinoy intenta un procès et la presse s’est emparée de ce fait divers qui désormais fait partie de notre histoire.»
En effet, en 1850, les deux familles se déchirent devant les tribunaux, raconte Nord Eclair. Despinoy est finalement désigné «créateur» de la bêtise, et Afchain «inventeur». La nuance est subtile… Et «depuis lors, le duel continue donc, mais sur un autre ton, avec le sourire». Ouf.
Ceci dit, comme le soulignent des étudiants de l’université de Lille, la version la plus réaliste est que ce genre de bonbons correspond en fait à de vieilles coutumes du Nord. Au marché mensuel de Cambrai, on vendait déjà sans doute depuis longtemps ces confiseries de sucre cuit, coupées au ciseau à la demande. Un confiseur aurait eu l’idée de les améliorer «en les parfument à la menthe Mitcham, en battant le sucre pour qu’ils soit plus aéré et plus agréable et en introduisant une rayure de sucre caramélisé».
Le manqué, raté par excellence
C’est l’abrévation du «gâteau manqué». On ne peut pas faire plus clair, cette pâtisserie là est née d’un raté bien rattrapé, un gâteau de Savoie loupé. Dans son Dictionnaire universel de cuisine pratique: encyclopédie illustrée d’hygiène alimentaire, Joseph Favre explique en 1905: «Ce nom lui a été donné, parce qu’en faisant un biscuit de Savoie, un ouvrier de la maison Félix avait tellement mal travaillé les blancs qu’ils grénèrent. – Malheureux! s’écria le patron, c’est un gâteau manqué. Mais comme il fallait le servir à l’heure, on l’acheva le mieux possible en ajoutant du beurre et en mettant dessus une couche de pralin. On le livra ainsi au client.»
Selon Joseph Favre, la dame revient quelques jours après pour régler la note, félicite le pâtissier et demande le nom de cette délicieuse préparation. Coups d’œil gênés et interrogatifs, mais le chef tranche: c’est un manqué. Et, «dès lors, la renommée de ce gâteau fut acquise. Personne ne voulait plus que du manqué». Claudine Brécourt-Villars, dans son ouvrage Mots de table, Mots de Bouche, raconte aussi cette histoire, mais assortie d’un prudent «selon la légende»…
Ce dont on est sûr, c’est que le manqué a plus tard été décliné sous des dizaines de formes différentes, et que de toute cette histoire est aussi né le nom d’un moule, le moule à manqué, autrement dit un moule à gâteau rond classique.
Du Kouign-amann au Sauterne
En réalité, les petites histoires croustillantes de sérendipité culinaire sont nombreuses dans l’histoire de la gastronomie, et rarement vérifiables. On ne pourra pas toutes les citer ici, mais évoquons encore le kouign-amann (un pâtissier de Douarnenez aurait, pour approvisionner rapidement la boutique, mêlé ce qu’il avait sous la main, grâce à la technique du feuilletage qu’il maîtrisait: pâte à pain, sucre et beurre. Mais l’histoire est parfois tournée autrement!), ou, du côté des boissons, le Sauternes (un propriétaire rentre trop tard pour superviser les vendange, il se trouve face à des raisins surmûris et découvre la «pourriture noble» donnant un bien bon breuvage).
Le plus intéressant, c’est peut-être de s’interroger sur le sens de ces histoires mêlant gastronomie et sérendipité, ces récits véridiques, légendaires ou reconstruits, souvent basés sur des traditions. Gilles Stassart, dans son bel ouvrage Les Erreurs dans la cuisine, consacre une partie aux grands ratés qui font les grands classiques. Parmi ces recettes, «nombre d’entre elles sont entrées au panthéon de la cuisine française. Reconnaître ses erreurs, c’est se les réapproprier», écrit-il.
D’ailleurs, ces «étourderies démiurgiques» (ou peut-être ces actes manqués, puisque «rater une recette reviendrait à en réussir une autre») offriraient «la meilleure des réclames». Une belle histoire, avec une fin heureuse, ça ne se refuse jamais, même en cuisine… La plupart sont des amalgames de récits, transformés et remodelés au cours des années, bien avant la popularisation des livres de recettes, mais contribuent à la renommée d’un mets.
Dans Les erreurs dans la cuisine, Gilles Stassart, évoque enfin un potentiel rôle des chefs eux-mêmes: «On peut s’interroger sur les motivations inconscientes des évangiles consignés par les chefs eux-mêmes. En effet, en surlignant l’amateurisme bienheureux de matronnes solognotes ou de mitrons boutonneux, ces mandarins ne souhaiteraient-ils pas prouver, par le contraire, à quel point leur art relèverait d’une science de la rigueur, et se préserver ainsi de la pratique d’amateur?»