Des pays asiatiques et européens fournisseurs des embarcations utilisées par les passeurs pour permettre aux migrants de traverser la Méditerranée depuis la Libye ? Voilà qui risque de provoquer quelques remous dans les chancelleries… Depuis bientôt cinq ans, des milliers de bateaux sont partis des côtes libyennes pour tenter de rejoindre les côtes italiennes ou Malte. Nombreux sont ceux qui ont coulé en mer, soit avec leurs passagers, soit après leur abandon une fois leurs occupants secourus. En 2015, la destruction des embarcations est de plus devenue systématique suite au déclenchement de l’opération européenne Sophia. Et les moyens militaires déployés dans le cadre de cette dernière ne permettent plus aux passeurs de récupérer les bateaux pour les réutiliser, comme ce pouvait être le cas auparavant.
Pour autant, les départs de Libye ne cessent pas, bien au contraire, et on peut sur les images des sauvetages observer l’utilisation de pneumatiques flambants neufs et de bateaux en bois qui, manifestement, ont été récemment construits. D’où proviennent-ils ? C’est la question à laquelle se sont intéressés les renseignements militaires et les services douaniers européens, qui ont fini par comprendre comment les passeurs libyens disposaient d’une réserve de moyens nautiques pour ainsi dire inépuisable.
Acheminements par conteneurs depuis l’Asie
Les trafiquants semblent se fournir auprès de deux réseaux principaux, ont indiqué à Mer et Marine des sources haut placées. Concernant les pneumatiques, une provenance asiatique, et plus particulièrement chinoise, ne fait plus guère de doute. Des idéogrammes ont en effet été observés sur les embarcations trouvées en mer. Les douaniers maltais, lors d’opérations de contrôle des marchandises transitant par l’île, sont par ailleurs tombés sur des conteneurs remplis de dinghies. Des boites qui venaient d’Asie et avaient pour destination le port libyen de Misrata. Ainsi, les passeurs profitent du transport maritime international pour se faire livrer les moyens nécessaires au transport des migrants et réfugiés. En profitant au passage de la fabrication en grande série et à bas coût de pneumatiques de qualité extrêmement médiocre par des fournisseurs asiatiques. Ironie de l’histoire, ces pneumatiques qui soutiennent un phénomène déstabilisant l’Europe peuvent être précisément transportés par des compagnies européennes assurant les liaisons commerciales entre l’Asie et l’Europe. « Noyés » dans un énorme flot de millions de conteneurs, ces boites arrivent ainsi discrètement en Méditerranée, où elles rejoignent leurs destinations finales via des lignes maritimes secondaires puis par voie terrestre. Avec, estiment les militaires et les douaniers, sans doute plusieurs routes utilisées, tant sur le plan maritime que terrestre. Il y a des livraisons directement en Libye mais aussi, probablement, via des pays voisins.
Rien d’illégal
Le problème est qu’il n’y a strictement rien d’illégal dans ce procédé. « Aujourd’hui, rien dans le droit international n’empêche le commerce d’embarcations vers une quelconque destination. On ne peut donc rien faire », soupire un officier.
Du bois en provenance d’Europe du nord
En plus des pneumatiques, pour lesquels un trafic similaire est soupçonné en Turquie afin de fournir les passeurs assurant les traversées vers la Grèce, les trafiquants disposent également de bateaux en bois. Dans ce cas, la matière première utilisée pour le construire proviendrait au moins en partie, toujours selon les renseignements collectés, d’Europe du nord ! Les réseaux criminels se fourniraient ainsi en Scandinavie et dans certains autres pays riverains de la Baltique, sous couvert de pseudos besoins, par exemple la construction de maisons. Dans ce cas, le bois transite lui aussi, à l’instar des gonflables produits en grande quantité en Asie, grâce au transport maritime régulier. Parmi la Finlande, la Suède et la Norvège, grands producteurs de bois en Europe du nord, certains sont-ils plus concernés par ce trafic ? « Aucun des trois pays n’est plus ciblé que les autres », indique une source autorisée, laissant donc entendre que tous sont ou peuvent être concernés.
Un levier important pour entraver le trafic
Face à cette situation, les services spécialisés dans la lutte contre l’immigration clandestine estiment qu’il est nécessaire de prendre des mesures. Mais ils ne peuvent le faire ouvertement, la question étant diplomatiquement sensible. Certains estiment qu’en cas de résolution des Nations Unies pour lutter contre le trafic d’êtres humains en Libye, il serait souhaitable de prendre en compte le problème des moyens nautiques. L’idée serait de mettre en place des contrôles spécifiques dans les pays d’origine des pneumatiques et du bois, ainsi qu’au niveau des transitaires. Avec, en cas de suspicion d’utilisation de ces marchandises à des fins criminelles, la possibilité de pouvoir bloquer leur expédition.
Cette dimension est importante car, en entravant la capacité des trafiquants à renouveler leur flotte, l’Europe pourrait porter un coup sévère au flux migratoire en Méditerranée. Car, sans bateau, pas de passage.
Des centaines de milliers de personnes prêtes à s’embarquer
Pour les services concernés, il est en tous cas urgent d’agir sur cette question au niveau européen et international. Alors que le trafic de réfugiés et de migrants en Libye génère une manne annuelle estimée à 4.5 milliards d’euros, le gros du flux passe cet hiver par la Grèce via la Turquie. Ce flot a représenté 102.000 personnes depuis janvier, contre seulement 7500 entre la Libye et l’Italie selon les chiffres publiés le 23 février par l’Organisation Internationale des Migrants. Alors que ces arrivées sont en très forte hausse (le cap des 100.000 personnes n’avait été atteint l’an dernier qu’à l’été), le retour des beaux jours va provoquer un afflux massif en Méditerranée centrale. En effet, les conditions de mer vont s’améliorer et, selon les militaires européens, plusieurs centaines de milliers de personnes attendent en Libye de pouvoir s’embarquer vers l’Europe. Une route migratoire qui, en 2015, a vu le passage de 150.000 candidats à l’exil, essentiellement vers l’Italie et dans une moindre mesure vers Malte. Avec, malgré les importants moyens de sauvetage déployés par l’Europe et des ONG, près de 3000 morts en mer.
Vincent GROIZELEAU
Mer et Marine