Par Alain Sanders
En juillet 1936, les Rouges espagnols assassinent Villain à Ibiza!
On a commencé à lire, ici et là, en préparation de l’anniversaire de la mort de Jaurès que son assassin, Raoul Villain, était un homme « d’extrême droite ».
« D’extrême droite », Villain ? Voyons voir…
A Reims, d’où il est originaire, Raoul Villain, alors lycéen, découvre un exemplaire de la revue de Marc Sangnier, Le Sillon (qui s’appellera plus tard L’Eveil démocratique).Une découverte ? Plus : une révélation. Au point qu’il va en parler autour de lui, embêter ses proches et ses camarades jusqu’à ce que, lassés, ils acceptent de se plonger dans la prose de Sangnier.
En 1910, L’Eveil démocratique devient quotidien et prend comme nom : La Démocratie. Raoul a vingt-cinq ans. Et il continue de ne jurer que par le Sillon où il a trouvé – lui qui n’avait guère eu de vraie famille : raide dingue, sa mère avait été internée en 1887 (1) – la chaleur et le réconfort d’une « secte ».
Voilà, on en conviendra, un choix politico-religieux qui écarte de manière radicale Villain de la droite nationaliste. D’autant plus qu’il appartient à une famille adepte de Zola et naturellement dreyfusarde. Gustave Villain, le père de Raoul, greffier en chef du tribunal de Reims, est un patriote épris de justice et la justice, pense-t-il, est de défendre ce capitaine Dreyfus que tout semble accuser.
En octobre 1905, Raoul Villain entre à l’Ecole nationale d’agriculture de Rennes. Il n’y fait pas de vieux os. Atteint de la thyphoïde – il est à deux doigts d’en mourir – il revient chez son père en novembre. Sur les conseils d’un médecin ami, le docteur Colamarie, Gustave Villain emmène Raoul se requinquer en Suisse.
Il se requinquera. En novembre 1906, le voilà soldat. Au 94e Régiment d’infanterie caserné à Bar-le-Duc. Une saison en enfer. Moqué, chahuté, brimé, Raoul Villain est au désespoir. Au bout d’un an, on le réforme.
De retour à l’Ecole nationale d’agriculture de Rennes, Raoul travaille avec sérieux et application. En juin 1909, il a 24 ans et un solide diplôme en poche. Ses idées ? Toujours les mêmes : « sillonnistes ». Ainsi, lorsque Marc Sangnier lance en 1908 une souscription pour créer La Démocratie, Raoul se saigne-t-il pour lui envoyer une coquette somme pour l’époque : mille francs.
Monté à Paris, Raoul rencontre Marc Sangnier. Les deux hommes sympathisent, se revoient, se tutoient. Sangnier le présente même à sa mère qui prendra en affection ce garçon réservé et timide.
A l’été 1909, on propose à Raoul un poste de régisseur agricole, non loin de Rethel, à Eccly. Il accepte le poste. Il n’y tiendra que quelques semaines. Après une dernière altercation avec son patron, Raoul claque la porte et reprend ses va-et-vient entre Reims et Paris.
Au bout de deux années d’errance, Villain se passionne pour l’aviation encore balbutiante. D’autant qu’on lui a expliqué qu’avec cette nouvelle arme, qui peut lui donner la maîtrise de l’air, la France pourrait ne faire qu’une bouchée de l’Allemagne.
A part La Démocratie, que lit Raoul ? Le Journal, un quotidien que l’on qualifierait aujourd’hui de modéré ; La Liberté, dont on ne sait si la ligne est monarcho-radicaliste ou radicalo-monarchiste ; l’ancêtre du Monde, Le Temps, qui a été dreyfusard sans équivoque ; Le Matin, où officie Gustave Téry (2) ; L’Echo de Paris, où Barrès tient sa place. L’Action française ? Il ne semble pas. Ami de Jaurès et par ailleurs avocat de Villain, Me Alexandre Zévaës dira :
— Il est juste de dire que l’assassin, ancien adhérent du Sillon et fervent disciple de M. Marc Sangnier, ne fréquentait pas les milieux d’Action française.
Le 25 août 1910, Pie X adresse aux évêques de France une lettre pour dénoncer les erreurs du Sillon et ordonner aux catholiques de choisir entre l’Evangile et la « démocratie chrétienne ». C’est pour Villain un véritable déchirement, semble-t-il. Mais il rompra avec le Sillon – « Il ne s’accordait plus avec l’idéal moral et religieux que je m’étais formé. Il s’orientait vers les questions politiques », dira-t-il – tout en continuant de fréquenter Sangnier.
Après un voyage en Alsace occupée, Raoul prend une terrible résolution : tuer l’empereur d’Allemagne, Guillaume II. Mais avant de passer à l’acte, il décide, lui, grand gaillard de 26 ans, de revenir au lycée (il sera accepté par protection et comme « pion » à Stanislas) pour passer son baccalauréat. Ce sera un échec sur toute la ligne.
On est alors dans le débat sur la loi des trois ans. Et il faudrait reprendre les numéros de L’Humanité de l’époque – avec des appels à l’insurrection, ou tout comme, signés Jaurès – pour se remettre dans le contexte de l’époque. Des appels « crosse en l’air » qui déclenchent de violentes répliques de la part de la presse « de droite » ou, plus simplement, patriote.
Dans L’Echo de Paris du 13 mars 1912, Franc-Nohain écrit : « La France parle ; M. Jaurès, taisez-vous ! Et comme cet avis à son importance et pour être sûr de me faire comprendre de vous et de vos amis, je traduis à leur intention et à la vôtre : Frankreich spricht, still, Herr Jaurès ! »
On a beaucoup dit et écrit que la lecture des journaux violemment anti-allemands – et donc anti-Jaurès – a contribué à armer le bras de Villain. A son procès, c’est lui-même qui apportera un démenti à cette allégation :
— Depuis ces trois années [qui ont précédé le meurtre], je ne lisais aucun journal ni quoi que ce soit qui pût m’éloigner d’un point de vue de philosophie, comme on aurait dit sous Voltaire, et qui aurait pu m’éloigner des préoccupations « Alsace-Lorraine », et par conséquent de haut patriotisme au-dessus des partis politiques, dont aucun ne m’intéresse directement ; et c’est peut-être cette absence de lecture, même ce dédain de lire autre chose que les titres et les directions des influences qui a pu me faire exagérer, dans mes réflexions solitaires, le danger des sentiments de M. Jaurès depuis 1913, en conséquence de la bassesse d’âme qu’ils me semblaient témoigner.
S’il ne lit pas les journaux, Villain regarde les affiches. En juillet 1914, au début du mois, il tombe en arrêt devant une affiche : elle montre un officier français occupé à tirer sur une Alsacienne et annonce le nouveau roman d’Emile Pouget (3), publié en feuilleton dans L’Humanité. A son procès, Villain dira :
— Je me souviens de l’émotion que j’ai éprouvée en juillet 1914 en voyant sur les murs une affiche de L’Humanité représentant un officier de l’armée française tirant à bout portant sur une Alsacienne. Je me suis demandé si cela voulait dire que l’on considérait, dans ce parti, les Alsaciens comme des Allemands.
Le 30 juillet, Villain achète, chez un armurier de la rue de Rennes, un Smith et Wesson calibre 32. Le 31, il traîne dans Paris. Au soir, il va dîner au Poccardi (devenu aujourd’hui un « Bistro romain »), boulevard des Italiens. Après le repas, il remonte vers le boulevard Montmartre. Il va jusqu’aux locaux de L’Humanité, s’informe auprès de la concierge si « M. Jaurès est au journal ». On lui répond que non.
Alors, il repart. En direction du Café du Croissant. Poussé par le hasard. Jaurès est là, appuyé contre la vitrine, tournant le dos à la rue. Il est 21 h 40.
Raoul Villain va tirer deux fois (4). Dans le café, c’est la panique. On crie, on hurle, on court dans tous les sens : « Ils ont tué Jaurès ! Ils ont tué Jaurès ! »
Dehors, Emile Tissier, le metteur en page de La Guerre sociale, cherche un peu de fraîcheur en attendant de reprendre son travail. Il entend les cris. Il aperçoit, surtout, un homme qui a jeté une arme par terre et s’enfuit en courant vers la rue Réaumur. Tissier le rattrape. Un policier et un facteur viennent lui prêter main-forte.
Au commissariat de la rue du Mail où on l’a conduit, Villain déclare : « Je reconnais avoir tué M. Jaurès. Je l’ai aperçu dans le café de la rue Montmartre. De la main gauche, j’ai écarté le rideau et, de la main droite, j’ai tiré deux coups de revolver. Si j’ai agi ainsi, c’est que j’estime que Jaurès a trahi son pays en combattant la loi de trois ans et qu’il faut punir les traîtres. »
Le préfet de police de Paris, Hennion, téléphone à Malvy, ministre de l’Intérieur :
— Nous allons avoir la révolution à Paris dans les trois heures.
Paris ne bougera pas. Au matin du 1er août, on verra même Léon Jouhaux se rallier, au nom de la CGT, à l’Union sacrée… Le directeur de la police municipale, Guichard, remarquera : « L’assassinat de M. Jaurès n’a causé dans les esprits qu’une émotion relative. Les ouvriers, les commerçants, les bourgeois sont surpris douloureusement mais s’entretiennent beaucoup plus de l’état actuel de l’Europe. Ils semblent considérer la mort de Jaurès comme liée aux événements actuels, beaucoup plus dramatiques. »
Le procès de Raoul Villain s’ouvrira le 24 mars 1919. Villain a demandé que comparaissent trois témoins de moralité : Marc Sangnier, Marcel Villain (son frère) et Renault de Chaumont-Quitry, ancien président de la Ligue des Jeunes Amis de l’Alsace-Lorraine. Le 29 mars, les jurés – par douze voix contre une – déclarent que Villain n’est pas coupable d’avoir commis un homicide volontaire sur la personne de Jaurès. En clair : Raoul Villain est acquitté.
A la sortie du Dépôt, Marcel Villain et Marc Sangnier l’attendent (5). Plus tard, plus ou moins caché à Paris, Villain prend le nom de René Alba. Le 19 juillet 1920 – sans doute piégé par des socialistes qui l’ont fait approcher par de louches individus – Villain est arrêté. Accusé de « trafic de monnaie divisionnaire », il reste en prison jusqu’en octobre (6).
En 1932, on retrouve la trace de Villain à Ibiza où il fait la connaissance de Paul-René Gauguin (7), le petit-fils du peintre. A San Vicente, il se fait construire une maison. Dans la ville, il passe plus ou moins pour un « simple » et il s’en faut de peu que les gamins ne lui jettent des pierres. C’est une lente dérive. Il ne se lave plus, traîne la savate, mange ce qu’il trouve.
En juillet 1936, la guerre civile éclate en juillet. Des milliers de soldats « républicains » débarquent à Ibiza et se livrent à la chasse à l’homme, s’acharnant plus particulièrement sur les prêtres. Un matin, des miliciens communistes viennent chercher Raoul chez lui. Ils l’entraînent vers la plage.
Les témoins – à vrai dire les témoins auditifs, personne ne s’étant risqué à aller voir ce qui se passait – entendront deux coups de feu. Le lendemain, les miliciens ont disparu. Sur la plage, Raoul Villain est étendu. Mort.
On n’a jamais su si les Rouges avaient voulu tuer « l’étranger » qui avait dressé une grande croix derrière sa maison ou voulu punir, en connaissance de cause, l’assassin de Jaurès.
(1) Il faut signaler que la mère de Gustave Villain, la grand-mère paternelle de Raoul, donc, était elle aussi largement « dérangée ».
(2) Après avoir été franc-maçon et radical socialiste, Téry était devenu anti-franc-maçon et anti-républicain. Après la guerre de 14-18, il redeviendra violemment… pacifiste. Avant-guerre, il anime l’hebdomadaire L’Œuvre avec Urbain Gohier.
(3) Syndicaliste révolutionnaire, animateur de journaux insurrectionnels, Le Père Peinard, La Sociale, Emile Pouget était alors secrétaire général adjoint de la CGT.
(4) Mais une seule balle atteindra le leader socialiste.
(5) Villain passera cette nuit-là chez Marc Sangnier, boulevard Raspail.
(6) Il sera condamné à cent francs d’amende.
(7) Paul-René Gauguin était communiste.