Police des moeurs!

 

“L’affaire” du maillot de bain de Reims a agité les réseaux sociaux ce week-end. Le parquet a fait savoir qu’il n’y avait aucune origine morale ou religieuse à l’altercation. Pour Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherche du CNRS et membre de l’Observatoire rhônalpin de la laïcité, il est néanmoins naïf de ne pas vouloir voir qu’il y a aujourd’hui en France “l’émergence d’une police des mœurs qui vise principalement les jeunes femmes sur le thème de la pudeur”.

Marianne : Le week-end dernier a été rythmé par « l’affaire » du maillot de bain de Reims. Selon le quotidien local l’Union, qui a été le premier média à relayer l’info samedi, une jeune femme aurait été agressée par cinq autres, au motif qu’elle portait une tenue jugée indécente. Depuis, le parquet, en se basant sur les témoignages de la victime et des auteurs de la rixe, a affirmé que cette altercation n’avait aucune origine morale ou religieuse…

Jacqueline Costa-Lascoux : Réserve faite des résultats de l’enquête dans ce cas précis, on observe l’émergence d’une police des mœurs qui vise principalement les jeunes femmes sur le thème de la pudeur. « Cachez ce sein que je ne saurais voir », les Tartuffe affirment leur présence ! Des incidents ont éclaté la semaine dernière à la piscine Mermoz à Lyon et dans plusieurs piscines du Grand Lyon où des filles en maillot de bain ont été agressées. Des garçons voulaient les faire sortir de l’eau et ils ont proféré des injures racistes contre les vigiles qui intervenaient. Ces jeunes gens portaient eux-mêmes des bermudas recouvrant un caleçon (pour cacher une virilité prête à s’exprimer car « une femme non couverte excite les hommes » disent-ils, reprenant pour ainsi dire les termes des mollahs du film du réalisateur Mehran Tamadon, Iranien). Des réseaux sociaux leur conseillent aussi le refus du bonnet de bain (« Ça fait kippa »). L’obscurantisme est décidément insondable !
Ce sont évidemment les femmes, qui sont les premières visées. Tous les intégrismes s’en mêlent. Qu’elles soient en « civil », vêtues d’une abaya (uniforme des filles de Boko haram) ou d’un niquab, elles sont surveillées : « Dès que je sors dans mon quartier, je me couvre pour ne pas être embêtée et traitée de… Montrer son corps, c’est blasphémer », me confiait récemment une mère d’élève.

N’est-il pas étonnant d’entendre aujourd’hui des femmes tenir un tel discours dont elles sont finalement les premières victimes ? Qu’est-ce qui explique cette forme de servitude volontaire ?

On a beau essayer de rappeler le combat contre les oppressions, certaines femmes ne s’autorisent pas à être libres et elles en veulent aux autres. La pudibonderie les met sous le boisseau. Pour finir, elles endossent le rôle de censeur, obéissant aux intégristes de tous bords, qui sont plus préoccupés de sexualité féminine que de spiritualité.
La servitude volontaire laisse croire que la soumission est « un choix, guidé par la foi ». En vérité, les témoignages des jeunes filles sont édifiants (1). Elles éprouvent un désarroi intérieur mêlé du dépit d’être assignée à une identité sexuée dont d’autres s’affranchissent. Car cela n’a qu’un temps de se croire un parangon de pudeur tout en rêvant d’être comme les autres. Cela n’a qu’un temps de penser que la reconnaissance passe par un vêtement qui isole des autres et que la soumission apportera la quiétude et la sécurité. On observe déjà en Rhône-Alpes des mouvements de « dévoilement » chez des femmes (entre 30 et 40 ans) luttant pour leur autonomie.
La contradiction avec le monde qui les entoure engendre souffrance et violence. « La pudeur, ça va avec la virginité au mariage et ça permet de gagner des points pour aller au paradis, me disait une lycéenne de Nanterre, mais il faut aussi lutter pour que les autres filles ne nous enlèvent pas nos fiancés, car les garçons ont des besoins… Vous savez… Ils sont attirés ». Tiraillées entre l’espoir d’une vie toute tracée et la crainte d’être trompées, certaines se transforment en émissaires de l’ordre moral, toujours en groupes. Nous ne sommes pas loin des imprécations morales du Tea Party !

Le rassemblement dimanche après-midi en soutien à la victime, organisé à l’initiative de SOS-Racisme dans le parc où s’est déroulé l’agression, a suscité beaucoup de railleries sur les réseaux sociaux et de la part de nombreux médias à cause du faible nombre de participants et du démenti de la justice sur l’origine morale ou religieuse de l’altercation de Reims. Comment expliquez-vous un tel traitement ?

Il ne s’agit pas de céder à la dramatisation de chaque incident entre jeunes, mais parler de fait-divers et de « crêpage de chignons » (avec la connotation sexiste), comme le dit Le Monde, pour une agression relative à la pudeur et au corps des adolescentes, c’est feindre d’ignorer ce qui correspond à des atteintes à la dignité des femmes et à leur liberté. Le nombre de manifestants n’est donc pas en cause. En fait, ce qui est minimisé et raillé, c’est ce qui dérange la bien-pensance et le politiquement correct. Le paternalisme condescendant à l’égard des jeunes filles se pare de la bonne conscience de ceux qui cherchent l’euphémisme et l’évitement. Il y a bien, aujourd’hui, une répression qui s’exerce pour contrecarrer les avancées du droit dans le domaine des libertés fondamentales. Les femmes en sont les premières victimes.

(1) Recueillies dans le cadre du programme « Jeunes pour l’égalité » dans 23 lycées d’Ile-de-France (Convention Education nationale, Région Ile-de-France, ADRIC) .

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