“Un demi-siècle a passé depuis que se déroula la grande bataille de Verdun. Combien, pourtant, demeure profond le mouvement des âmes que soulève son souvenir ! Cela est vrai des anciens combattants et, d’abord, de ceux d’entre eux qui sont venus attester aujourd’hui leur fierté et leur fidélité. Cela est vrai, aussi, d’innombrables Français et Françaises qui savent que, pour notre pays, tout dépendit de ce qui fut alors joué et gagné ici. Cela est vrai, enfin, de tant et tant d’hommes et de femmes qui, partout dans le monde, s’émeuvent encore à la pensée du drame dont l’Histoire a été marquée sur le terrain que voilà. De part et d’autre de la Meuse, dans un secteur étroit de 24 kilomètres, entre le 21 février 1916 et le 7 septembre 1917, les armées de deux grands peuples guerriers tentèrent de se broyer mutuellement sur place. Lutte si dure, qu’au total, plus de deux millions d’hommes y prirent part, plus de 700 000 y tombèrent, plus de 200 000 y moururent, plus de 50 millions d’obus y furent tirés. Lutte si sombre que, pour prendre ou perdre tour à tour quelques lambeaux d’un terrain pulvérisé, des dépenses inouïes de valeur et de sacrifice furent prodiguées de part et d’autre, sans que la lumière du triomphe ait lui sur aucun des deux camps.
Les Allemands avaient pris l’offensive. Pour Falkenhayn, qui les commandait au nom de l’empereur Guillaume II, il s’agissait en effet de régler son compte à notre armée. A l’Est, les Russes venaient d’être refoulés par les forces germaniques et austro-hongroises. A l’Ouest, les Britanniques n’étaient pas encore en mesure de déployer toutes leurs possibilités et celles des Belges, malgré leur valeur, ne pouvaient être que limitées, tandis que les Français se trouvaient fort éprouvés par leurs assauts coûteux de l’année 1915, sérieusement engagés en Orient contre les Turcs et les Bulgares et, au surplus, dépourvus d’une artillerie lourde moderne. Par contre, on pouvait prévoir, qu’avant longtemps, les troupes du tsar repartiraient en avant, que celles de Haig auraient reçu des renforts importants, que celles de Joffre commenceraient à utiliser la masse des gros canons que fabriquaient maintenant nos usines, que l’entrée en ligne de l’Italie, celle d’une partie de la Grèce, la constance de la Serbie, l’intervention attendue de la Roumanie, poseraient aux Empires de nouveaux et difficiles problèmes. L’état-major allemand jugeait donc bon de prendre les devants en enfonçant l’adversaire principal. Comme objectif, il se donnait la charnière de Verdun. Car, stratégiquement, il pourrait y briser l’articulation des deux branches Nord et Est de notre front et exploiter ensuite cette rupture ; tactiquement, la forme enveloppante des lignes de l’assaillant favoriserait à l’extrême l’action concentrique de sa formidable artillerie ; symboliquement, l’enlèvement d’une place, connue depuis toujours comme le boulevard de la France, serait la revanche de la Marne.
Le 21 février, la Ve armée allemande, sous les ordres du Kronprinz, entame l’action. Pendant six mois, sans relâche, ses attaques vont se succéder. Tout d’abord, elle essaie de percer nos positions d’un seul coup sur la rive droite de la Meuse, depuis Ornes jusqu’à Brabant. Mais, bien que son avance atteigne le fort de Douaumont, elle ne peut rompre la défense qui, malgré de lourdes pertes, se retrouve, dès le 26, cohérente et continue. C’est alors, à la rive gauche, qu’au début du mois de mars s’étend l’effort de l’ennemi, arrêté bientôt sur les pentes du Mort-Homme et de la Côte de l’Oie. Peu après, en lisière de la Woëvre, il aborde le fort de Vaux, sans pouvoir encore l’enlever. Le 9 avril, sur tout le front entre Avaucourt et Damloup, il passe à l’attaque générale. Mais, en dépit de quelques progrès, celle-ci se heurte à une résistance dans l’ensemble irréductible.
Cependant, l’assaillant s’acharne. Jusqu’au mois d’août, il entreprend de s’emparer successivement de chacun des points d’appui français. Actions brutales à l’extrême, qui consistent à concentrer sur un objectif limité le feu intense des batteries, puis à donner l’assaut aux défenseurs décimés et atterrés par l’infernal bombardement. Parfois, peuvent être conquises de cette façon quelques parcelles ravagées, à moins que l’attaque ne soit bloquée par le tir des fantassins français restés vivants et résolus et par nos barrages d’artillerie. Ainsi, sont mis tour à tour au terrible ordre du jour : Douaumont, Thiaumont, Fleury, le fort et le village de Vaux, les Côtes du Poivre, de Talou, de l’Oie, le Mort-Homme, la cote 304, etc., où les unes après les autres, 70 de nos divisions occupent les positions bouleversées, les réparent et les défendent ; chacune n’étant relevée, suivant la règle, qu’après avoir perdu le tiers de son effectif.
Pourtant, tout en déployant dans cette zone des efforts massifs, les deux adversaires se gardent d’y engager tous leurs moyens. Joffre, qui prépare pour l’été une grande offensive sur la Somme, cherche à limiter sur la Meuse les dépenses d’hommes et de munitions. Falkenhayn, qui a vu sa tentative initiale de rupture tourner en vains combats d’usure, s’attend à subir bientôt de puissantes attaques à l’Ouest et à l’Est et se ménage des réserves. D’ailleurs, dans cette phase de la guerre, la fortification continue du front et le fait que l’armement, s’il est puissant, ne peut être mobile excluent la surprise, la manœuvre et le mouvement. Aussi la bataille, enfermée dans un étroit champ clos, n’est-elle que la mise en œuvre d’une énorme et écrasante machinerie de la destruction.
Dans ces conditions, qu’il s’agisse de mettre en ligne, sur des positions continuellement détruites, des troupes sans cesse renouvelées, combattant ou veillant le jour, cheminant ou travaillant la nuit, au milieu des débris, des entonnoirs et des cadavres ; ou d’installer des batteries en perpétuelle mutation ; ou de rétablir indéfiniment les réseaux interrompus de communications, de transmissions, d’observation ; ou de remanier sans relâche et déclencher à tout instant les plans de feux, de renseignements, de liaisons, établis à chaque échelon ; ou de porter vers l’avant la masse incroyable de matériel, de munitions, d’approvisionnements, que consomme le front de combat et qui, pour les Français, vient de l’arrière par la seule route Bar-le-Duc – Verdun ; ou de faire en sorte que, du haut en bas, responsables et exécutants soient entraînés dans l‘engrenage irrésistible des missions claires, des ordres précis et des contraintes calculées, l’art militaire a pour traits essentiels : la prévoyance, la méthode, l’organisation, puis, quand l’action est déclenchée avec son flot habituels d’alarmes et de faux semblants, une sérénité silencieuse que ne doivent ébranler ni les secousses, ni les mirages, et à laquelle, du fond de leur angoisse, les surbordonnés répondent par leur propre abnégation.
Ces dons de chef, Pétain les possède par excellence. Mis, le 26 février, à la tête de la IIe armée par Joffre, qui décide en même temps de tenir ferme à Verdun, il installe son poste à Souilly. C’est là que, jusqu’au 1er mai, il va commander la défense, de telle sorte que notre dispositif, articulé en quatre groupements : Guillaumat, Balfourier et Duchêne sur la rive droite, Bazelaire sur la rive gauche, ne cessera jamais, dans son ensemble, d’être bien agencé, bien pourvu et bien résolu, et que l’offensive de l’ennemi échouera décidément malgré la supériorité de feu que lui assurent 1 000 pièces d’artillerie lourde. Si, par malheur, en d’autres temps, dans l’extrême hiver de sa vie et au milieu d’événements excessifs, l’usure de l’âge mena le Maréchal Pétain à des défaillances condamnables, la gloire que, vingt-cinq ans plus tôt, il avait acquise à Verdun, puis gardée en conduisant ensuite l’armée française à la victoire, ne saurait être contestée, ni méconnue, par la patrie.
A partir du mois d’août 1916, une fois brisés les derniers assauts des Allemands, Falkenhayn étant remplacé à leur tête par Hindenburg, il nous fallait reprendre à l’ennemi le terrain, qu’au prix de tant d’efforts, il nous avait arraché pas à pas. C’est ce qui fut fait, grâce à la concentration et à l’appui d’une puissante artillerie, en trois brèves et brillantes attaques. La première, déclenchée le 24 octobre, sur l’ordre de Nivelle qui a succédé à Pétain au commandement de la IIe armée, nous remet en possession de Fleury, de Thiaumont, de Vaux, de Douaumont. C’est Mangin qui a préparé et conduit cette éclatante opération. Le 15 décembre, Guillaumat, qui à son tour commande l’armée de Verdun, lance de nouveau Mangin en avant. Du coup, retombent entre nos mains la Côte du Poivre, Louvemont, Bezonvaux, Hardaumont. Enfin, le 20 août 1917, une avance générale, exécutée sur les deux rives de la Meuse, nous rend Beaumont, Samognieux, la Côte de Talou, Champneuville, Regnéville, la Côte de l’Oie, Cumières et tout l’ensemble des massifs du Mort-Homme et de la cote 304. Le gigantesque affrontement, qui pendant dix-huit mois a mis aux prises à Verdun les deux armées les plus fortes du monde, se termine donc par un succès français. Hindenburg peut écrire : « Pour nous, c’est une blessure qui ne se refermera plus ».
Dans cette zone du front, de toutes la plus bouleversée et la plus creusée de tombeaux, la bataille s’assoupit alors. Cependant, un an après, quelques semaines avant la fin de la guerre et tandis que Foch mène l’offensive générale des Alliés, la jeune armée américaine de Pershing, aidée par le corps français de Claudel, attaquera vaillamment au nord de Verdun. Le 26 septembre 1918, sur la rive gauche de la Meuse, elle s’emparera des positions allemandes entre Forges et Avaucourt et parviendra jusqu’à Monfaucon. Puis, en octobre, elle progressera sur la rive droite au-delà de la ligne Ornes-Brabant d’où était naguère parti le grand assaut de l’ennemi. Bientôt, là comme ailleurs, l’armistice victorieux du 11 novembre fera taire la voix des canons.
Celle de l’Histoire lui succède. Sans doute, depuis cinquante ans, d’autres graves événements ont-ils bouleversé les nations. Sans doute, le destin de la France, qui avait pu paraître assuré à l’issue de la première Guerre mondiale, ne fut-il sauvé dans la Deuxième, après un effondrement sans mesure, qu’en vertu d’une sorte de prodige et non sans de cruels ravages matériels et moraux. Pourtant, rien de tout cela n’infirme, bien au contraire ! les leçons que nous tirons de la grande épreuve de Verdun.
L’une se rapporte à nous-mêmes. Sur ce champ de bataille, il fut démontré, qu’en dépit de l’inconstance et de la dispersion qui nous sont trop souvent naturelles, le fait est, qu’en nous soumettant aux lois de la cohésion, nous sommes capables d’une ténacité et d’une solidarité magnifiques et exemplaires. En demeurent les symboles, comme ils en furent les artisans au milieu du plus grand drame possible, tous nos soldats « couchés dessus le sol à la face de Dieu » et dont les restes sont enterrés sur cette pente en rangs de tombes pareilles ou confondues dans cet ossuaire fraternel. C’est pourquoi leur sépulture est, pour jamais, un monument d’union nationale que ne doit troubler rien de ce qui, par la suite, divisa les survivants. Telle est, au demeurant, la règle posée par notre sage et séculaire tradition qui consacre nos cimetières militaires aux seuls combattants tués sur le terrain.
Une autre leçon qu’enseigne Verdun s’adresse aux deux peuples dont les armées y furent si chèrement et si courageusement aux prises. Sans oublier que leurs vertus militaires atteignirent ici les sommets, Français et Allemands peuvent conclure des événements de la bataille, comme de ceux qui l’avaient précédée et de ceux qui l’ont suivie, qu’en fin de compte les fruits de leurs combats ne sont rien que des douleurs. Dans une Europe qui doit se réunir tout entière après d’affreux déchirements, se réorganiser en foyer capital de la civilisation, redevenir le guide principal d’un monde tourné vers le progrès, ces deux grands pays voisins, faits pour se compléter l’un l’autre, voient maintenant s’ouvrir devant eux la carrière de l’action commune, fermée depuis qu’à Verdun même, il y a 1 123 ans, se divisa l’Empire de Charlemagne. Cette coopération directe et privilégiée, la France l’a voulue, non sans mérite mais délibérément, quand, en 1963, elle concluait avec l’Allemagne un traité plein de promesses. Elle y est prête encore aujourd’hui.
La troisième leçon concerne nos rapports avec tous les peuples de la terre. Notre pays ayant fait ce qu’il a fait, souffert ce qu’il a souffert, sacrifié ce qu’il a sacrifié,ici comme partout et comme toujours, pour la liberté du monde, a droit à la confiance des autres. S’il l’a montré hier en combattant, il le prouve aujourd’hui en agissant au milieu de l’univers, non point pour prendre ou dominer, mais au contraire pour aider, où que ce soit, à l’équilibre, au progrès et à la paix. C’est ainsi que le souvenir de Verdun est lié directement à nos efforts d’à présent. Puissent en être affermies la foi de tous les Français et l’espérance de tous les hommes en l’éternelle vocation de la France !
Vive la France !”