La vie de Jude frère de Jésus de Françoise Chandernagor

Renaud Silly, dominicain au Couvent de Toulouse, revient sur le «frère» de Jésus dont Françoise Chandernagor a fait le héros de son dernier roman.

Avec La Vie de Jude frère de Jésus, Françoise Chandernagor met sa plume alerte et sa probité historique au service de la première Église de Jérusalem, gouvernée par la famille de Jésus. Cette grande oubliée de l’histoire, rejetée par les deux camps, en voulant être juive et chrétienne ne fut ni l’une ni l’autre, aux dires de ses détracteurs. On doit se féliciter de tout ce qui contribue à faire connaître la source juive jamais tarie qui irrigue le christianisme, car c’est la fidélité aux origines qui protège contre l’idéologie et la violence religieuse.

Dommage cependant que Chandernagor fasse dépendre son récit d’une thèse historiquement contestable sur la fratrie d’au moins sept rejetons de son époux Joseph qu’aurait enfantée Marie de Nazareth. Pour en démontrer l’existence, elle se prévaut d’une écrasante galerie d’autorités, pères de l’Église, exégètes, et porte l’estocade en tirant à elle le témoignage de Benoît XVI. Pourtant, elle ne cite pas un fait important qui ruine sa démonstration.
Les villageois de Nazareth nous disent que les frères de Jésus se nomment «Jacques et Joset, Jude et Simon» (Évangile selon Marc 6,3). Joset étant une forme hellénisée de Joseph, l’usage juif de la papponymie (on donne à l’enfant un des prénoms de son grand-père et non de son père) exclut l’existence d’un fils de saint Joseph prénommé comme lui. Mais surtout, on lit dans le même Évangile que se tenait près de la croix de Jésus «Marie, mère de Jacques et Joset» (Marc 15,40). Si cette femme était la mère de Jésus, on la présenterait comme telle, non pas comme mère de Jacques et Joset. Selon Matthieu (27,56), elle fait partie de l’entourage féminin qui accompagne Jésus depuis la Galilée. Il est donc impossible qu’il s’agisse de sa mère. Encore vivante lors de la Passion, comme la mère du Christ, cette seconde Marie ne peut avoir été l’épouse de Joseph qui, comme juif pieux, n’était pas polygame. Nommés deux fois ensemble et dans le même ordre, «Jacques et Joset» forment un duo aisément identifiable, le premier n’étant autre que le chef de l’Église de Jérusalem, tenu pour un saint par ses fidèles comme par les Pharisiens, mort en glorieux martyr en 62 ou 67.

Il est donc prouvé que Marc peut présenter ces deux hommes comme frères de Jésus, employant pour cela un terme qui, en pur grec, désigne des frères de mêmes père et mère, tout en ayant parfaitement conscience qu’ils ont des parents différents. Ce fait ruine l’argument philologique sur lequel s’appuie Chandernagor, à savoir que les auteurs du Nouveau Testament emploient toujours les termes au sens propre qu’ils ont en grec.
Certes, Paul possède parfaitement cette langue. Pourtant, même s’il avait cru lorsqu’il nomme ce Jacques frère du Seigneur (Galates 1,19) qu’il était le fils de Joseph et Marie, le témoignage de Marc suffirait à nous prouver qu’il se serait trompé. Le fait que Jacques soit encore nommé «frère de Jésus, le Christ» par l’historien juif contemporain Flavius Josèphe (Antiquités XX, § 200) laisse entendre qu’il s’agit d’un titre traditionnel, glorieux, que Paul n’était pas libre de lui dénier même s’il percevait son impropriété dans sa langue.
Luc, qui lui aussi manie un grec excellent, reçoit d’une tradition littéraire qui l’engage l’existence de «frères de Jésus». Pourtant, il rapporte la question de Marie à l’Ange à propos de la conception de Jésus: «comment cela se fera-t-il puisque je ne connais point d’homme» (Luc 1,34). Marie s’étonne qu’elle puisse concevoir en son sein; si elle s’apprêtait à mener la vie conjugale avec le devoir qui l’accompagne, on ne voit pas pourquoi elle s’étonnerait d’attendre un enfant! Cela accrédite la tradition des Églises d’Orient et d’Occident, qui décèle derrière la question de Marie un propos de virginité consacrée. Luc est donc un témoin important de la foi en sa virginité perpétuelle.
L’auteur semble trop dépendant du modèle de la famille nucléaire pour évaluer les rafistolages juridiques qui construisent une famille dans le judaïsme ancien.

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On nous rétorquera: pourquoi le Nouveau Testament parle-t-il de «frères de Jésus» s’il fut le seul enfant de Joseph et Marie? Après tout, les gens de Nazareth qui fréquentent la famille depuis des décennies savent mieux que Paul ou Luc ce qu’ils disent lorsqu’ils appellent Jacques et Joset les «frères de Jésus»! Selon l’hypothèse la plus vraisemblable, ils ont été élevés avec lui, probablement assez tôt, lorsque leur mère devenue veuve a cherché refuge dans sa parenté ou celle de son mari défunt. Jacques et Joset, Simon et Jude: les frères de Jésus, oui, car ils sont non seulement ses proches parents comme le terme araméen sous-jacent permet de l’entendre, mais encore ses compagnons de jeu et de disputes, ils ont partagé sa chambre, ses jouets, sa Bible, ses expériences religieuses et sûrement bien d’autres choses encore. Chandernagor livre d’eux un portrait fin et subtil. Nul besoin pour cela qu’ils aient été les fils naturels de Joseph et Marie. L’auteur semble trop dépendant du modèle de la famille nucléaire pour évaluer les rafistolages juridiques qui construisent une famille dans le judaïsme ancien. Qu’elle aille voir l’incroyable virtuosité légale dont use le très juif Matthieu pour composer une généalogie de Jésus dans laquelle il y a sûrement bien peu d’ancêtres biologiques (Matthieu 1,2-18).

Notre argumentation n’emprunte rien aux décisions des conciles sur la virginité perpétuelle de Marie, mais tout aux textes les plus fiables de la tradition chrétienne. On aurait aimé que Chandernagor ne s’épargne pas l’analyse précise des textes dont l’Église a tiré sa doctrine mariale. Elle a cru blinder son discours en entassant les autorités secondaires, mais celles-ci ne pèsent pas lourd face à un seul fait exégétique bien établi. C’est pourquoi on ne lit pas sans tristesse, dans un livre montrant par ailleurs un très grand sérieux, des jugements très peu étayés: la «virginité perpétuelle» serait un «développement désordonné du culte marial où la piété a toujours précédé la doctrine»; l’Église s’y serait «reniée elle-même, abandonnant ses propres textes sacrés et se serait laissé influencer par de “médiocres apocryphes”». Le dogme marial constituerait une concession faite aux gnostiques pour se les rallier, une dévalorisation morbide de la chair, etc. Cette rengaine reprise sans discernement dépare le roman. Pour l’Église, la défense de la virginité consacrée ne fait qu’une avec celle du mariage: c’est toujours la dignité de la chair qu’elle promeut. Sauf découverte contraire, les anges ne sont pas vierges, parce qu’ils n’ont pas de corps.

Plus grave enfin, l’accusation lancinante adressée à l’Église de Rome d’avoir fait disparaître de la tradition la famille de Jésus pour mieux s’approprier son héritage. L’Église paulinienne a-t-elle vraiment discrédité la famille de Jésus? Ici, l’immortel auteur de L’Allée du Roi prend un peu trop vite la défense du principe dynastique. C’est un fait que l’Église ancienne n’a pas souhaité conférer de privilège à la naissance, fût-ce dans la propre famille du Verbe fait chair. Elle entendait ainsi se soustraire à l’emprise d’un clan, et adopter une conception civique plutôt qu’ethnique de l’identité religieuse. Jésus lui-même avait préparé cette révolution en n’admettant aucun membre de sa famille parmi les Douze -puisqu’il faut distinguer l’apôtre Jacques fils d’Alphée, dit «le Mineur», Jacques fils de Zébédée, dit «le Majeur», et Jacques le «Frère du Seigneur». Si la magnifique figure de Jacques finit par s’imposer à la tête de l’Église de Jérusalem, ce fut grâce à ses mérites, non à sa naissance.

Vie de Jude frère de Jésus, par Françoise Chandernagor de l’Académie Goncourt, Albin Michel.

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