Georges Dorignac est un artiste qui remonte lentement à la surface après presque un siècle d’oubli. Il doit beaucoup de sa réapparition à une passionnée, Marie-Claire Mansencal, qui est partie à sa recherche et a dégoté œuvres et documents. Une exposition à Roubaix (cf. Présentdu 28 janvier 2017), une autre à Bordeaux, et le voilà maintenant à Montmartre, à bon droit puisqu’il vécut avec sa famille rue du Chevalier-de-La-Barre.
Né à Bordeaux en 1879, Dorignac monte à Paris en 1898 et entre dans l’atelier de Léon Bonnat aux Beaux-Arts. Il ne reste que six mois chez Bonnat – Erik Satie, autre Montmartrois, fera dire au Baron Méduse : « J’avais son portrait peint par Bonnat. Je l’ai fait enlever : ma fille en avait peur » (Le Piège de Méduse). En 1901, Dorignac s’installe donc à Montmartre avec sa compagne Céline, veuve avec une fille ; trois autres filles naîtront bientôt. La peinture de cette première période est inspirée par la vie familiale : portrait de Céline, des enfants… Il y a du Renoir là-dedans, du Berthe Morisot, et aussi du pointillisme. L’artiste se cherche. Dans une des rares lettres qu’on ait de lui (à son mécène Gaston Meunier du Houssoy), il confie : « Que se dégage-t-il de mes toiles, pas grand-chose hélas, on y trouve quelques fois un joli morceau, une jolie couleur, mais c’est-il cela le beau. Non. J’ai peint jusqu’à ce jour avec la science acquise, avec mon cerveau, mais non avec mon âme, et en voulant mettre beaucoup, j’ai mis très peu » (25 décembre 1907).
L’arnaque de 1910
En 1903, la famille Dorignac s’installe à Sèvres. En 1907, à Verneuil-sur-Seine. En 1910 Dorignac se voit dépossédé de quatre années de travail par un escroc, dans des circonstances obscures : un marchand qui lui achetait sa production effaça la signature de Dorignac sur les œuvres « pour la remplacer par un paraphe plus prestigieux », écrit Marie-Claire Mansencal. Plusieurs questions se posent : qui était ce marchand, quelle était la signature usurpatrice ? Il est curieux et frustrant qu’une arnaque aussi flagrante n’ait pas fait davantage bruisser d’indignation les milieux artistiques. Il serait ardu mais passionnant de chercher, cachées sous un autre nom « plus prestigieux », des œuvres qu’on pourrait réattribuer à Dorignac.
Ruiné, désemparé, Dorignac revient à Paris avec sa famille et s’installe à Montparnasse, dans la mythique Ruche (15e arrondissement de Paris), à l’été 1910. Il trouve là un milieu artistique réconfortant et foisonnant : y travaillent des Parisiens comme Henri Charlier, Marie Laurencin, des « exilés » comme Epstein, Soutine, Modigliani…
C’est ces années-là que Dorignac dessine les puissantes figures noires qui n’appartiennent qu’à lui. Une rupture de style qui vient de loin ? Si on remonte à 1903 on est frappé par deux dessins au fusain où le noir puissant est un parti pris : Le combat de chèvreset Le sous-bois. Dorignac dessine des têtes et des nus massifs, des travailleurs, sur de grandes feuilles au fusain, à l’encre, à la pierre noire, mêlant les techniques, utilisant parfois la sanguine. Le fusain lui-même peut être malaxé avec de la gomme arabique. Certaines œuvres sont des monotypes – le résultat d’une impression. On n’oublie pas de telles œuvres monochromes (mais avec quelles nuances, aussi nombreuses que celles de la patine d’un bronze). Elles révèlent un artiste épris de la rigueur de la forme, de sa plénitude, et, par ces corps noirs, bien décidé à ne pas chercher l’imitation de la réalité ni à se retrancher derrière une quelconque abstraction.
« L’art bien fait est éternel »
Mobilisé au début de la guerre, Dorignac est rapidement démobilisé pour raison de santé. Il abandonne les figures noires et se tourne vers les arts décoratifs. Il n’est pas le seul, quantité d’artistes cherchent à renouer le lien entre arts et architectures en abandonnant l’huile pour la mosaïque, la tapisserie, la fresque… Il explique à Armand Dayot, inspecteur général des Beaux-Arts : « Certes, oui, j’aimerais bien représenter les choses de mon temps, que de belles œuvres décoratives à exécuter d’après la vie de nos provinces de France, et tout particulièrement de mes provinces basques ! Mais pour cela il faudrait me déplacer et ma pauvreté m’attache à mon taudis et m’oblige à vivre du trésor de mes rêves » (24 février 1918).
Il dessine de grands projets, en transcrit certains dans l’huile pour donner à voir ce que pourrait être la réalisation finale. Les thèmes sont profanes ou religieux – il semble bien que Dorignac, après une jeunesse agnostique, soit revenu au christianisme. Le projet de tapisserie Jeanne écoutant les voixfait 2 m sur 3 (1919). La Vierge à l’Enfant(1916) est un projet de mosaïque. Le Christ en croix(1918) est un projet de vitrail : pendant la durée de l’exposition, cette grande toile est exposée dans une des chapelles de la basilique de Montmartre où on ira la voir en quittant le musée. Les décors profanes font, eux, la part belle aux animaux et à la flore.
En 1919 Dorignac exposa trois œuvres dont un carton de tapisserie et un de céramique à l’Exposition spéciale des œuvres des artistes mobilisés, organisée par George Desvallières. C’est un lien possible de plus avec Henri Charlier, qui faisait partie, comme Desvallières, des artistes regroupés dans la Confrérie de l’Arche.
Peu des projets iront jusqu’à une réalisation effective, mais l’Etat, à partir de 1918, achète plusieurs œuvres, donnant à Dorignac de l’aisance après des années de vache maigre. Il voyage et, en 1922, renoue avec le paysage, le portrait et le nu. Las, il décède fin 1925 des suites d’une opération d’un ulcère à l’estomac, à 46 ans. Ses œuvres ont été remarquées mais elles vont tomber dans l’oubli, son nom aussi. L’art de Dorignac a plusieurs « défauts » : il n’est pas un art grand public, ni riant, ni facile, il n’est pas un art de la rupture et de la déconstruction. Au contraire, Dorignac est persuadé que « l’art bien fait est éternel ». Il appartient au XXIe siècle de rendre la place qu’ils méritent à ces artistes du XXe que la critique, l’histoire de l’art et les musées ont délaissés au profit d’artistes qui n’ont eu que de la laideur et du néant à distiller et dont on a assez soupé. Il n’est jamais facile d’aller à contre-courant des habitudes, merci à Marie-Claire Mansencal d’œuvrer à la découverte de Dorignac et au musée de Montmartre de présenter des œuvres qui assurément trouveront leurs admirateurs.
• « Dorignac – Corps et âmes ». Jusqu’au 8 septembre 2019,musée de Montmartre – Jardins Renoir.
• Tout ce que l’on sait sur l’artiste, on le doit à Marie-Claire Mansencal, auteur de Georges Dorignac – Le maître des figures noires(Le Passage, 2016, 176 pages, 19 euros). A droite, le catalogue de l’exposition (64 pages, 12 euros).