A la terrasse d’une brasserie chic à deux pas de la place de la Bastille, une famille de touristes Américains ne finissent pas leur assiette. Tout naturellement, avant de demander l’addition, ils demandent au serveur de ranger leurs restes dans un doggy bag. S’ensuit une discussion quelque peu tendue. La famille se dit étonnée qu’on ne leur ait pas directement proposé d’emballer les restes dans un sac en papier cartonné spécial, mais surtout outrée face au refus des serveurs. L’un d’eux s’explique: “si demain ils se retrouvent intoxiqués, ça va nous retomber dessus”. Le restaurant, qui appartient au groupe Costes, n’est pas officiellement autorisé à faire emporter de la nourriture à leurs clients, et finit par céder.
Si les supermarchés sont en ce moment dans le viseur de Ségolène Royal, ce sont les consommateurs et restaurateurs qui seraient responsables de la plus grande partie du gaspillage alimentaire. Chaque année, le gaspillage alimentaire représenterait en France 1,2 million de tonnes selon une étude de l’Ademe datant de 2007, citée dans un rapport du ministère de l’Ecologie de 2011.
Les restaurants, plus gros gaspilleurs après les ménages
En 2010, plus de sept millions de tonnes d’aliments ont été mis à la poubelle, selon un rapport du ministère de l’Ecologie publié en 2012. Après les ménages, la restauration atteindrait la deuxième place et serait à 15% à l’origine des déchets.”Il est très important de lutter contre le gaspillage alimentaire à un moment où tout le monde n’a pas les moyens de se nourrir correctement”, a affirmé Ségolène Royal. Selon un rapport remis en avril par l’ancien ministre de l’Agroalimentaire Guillaume Garot, la grande distribution gaspillerait finalement donc moins que les particuliers et que la restauration (entre 562 et 750 kilotonnes par an, contre 1.080 pour la restauration). Du côté des restaurateurs, on constate qu’il n’y pas cet automatisme de proposer au client d’emporter ses restes. “Cela passe déjà un peu mieux dans des restaurants où l’on peut prendre à emporter, comme les pizzérias” note Clémentine Hugol-Gential, sociologue et spécialiste des habitudes alimentaires.
Banal dans les pays anglo-saxons
A l’origine, le doggy bag, comme son nom l’indique, est destiné aux “toutous”, heureux de pouvoir bénéficier des restes. Dans les pays anglo-saxons, en particulier aux Etats-Unis, il est récurrent de ne pas finir son assiette -en raison des énormes proportions-. Alexandre Gauthier, grand chef cuisinier à la tête du restaurant La Grenouillère, affirme qu’un anglais “prend 13 repas sur 14 à l’extérieur, contre 4 pour un français, ce qui prouve déjà la grande différence culturelle”.Les anglo-saxons ont également une tradition de livraison à domicile beaucoup plus ancrée. Que ce soit des pad-thaï, spaghettis, burgers, quasiment tous les restaurateurs y proposent aux clients d’emporter leur doggy bag. En France, c’est une autre histoire.
La peur de passer pour un radin
L’Umih, la principale organisation patronale de l’hôtellerie-restauration, a récemment conclu un partenariat avec la jeune start-up TakeAway – créée en mars 2014 – qui vise à apporter “une solution concrète et pratique” aux restaurateurs qui souhaiteraient proposer des doggy bags. La start-up commercialise des produits permettant aux consommateurs de repartir chez eux avec la fin de leur repas, ou même leur bouteille de vin. Dans le cadre du pacte antigaspillage conclu par le gouvernement en juin 2013 pour réduire le gaspillage alimentaire, la DRAAF (Direction Régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt) de Rhône-Alpes, en coordination avec les DRAAF des autres régions, a réalisé une enquête nationale auprès des consommateurs sur la promotion du doggy bag en France: 90% des personnes interrogées se disent favorables à une promotion du sac à emporter. Mais on est encore loin du résultat. Pour tenter de rendre le concept de doggy bag plus attractif, l’expression “gourmet bag” est utilisée, avec pour slogan : “C’est si bon, je finis à la maison !”. Alexandre Gauthier ironise et affirme qu’il faudrait trouver un nom plus attractif.
Mais selon lui: “en France, c’est presque considéré comme mesquin, c’est tout sauf chic. D’autant plus qu’en France, les gens vivent beaucoup dans leurs certitudes et à prioris”. En d’autres termes, on a peur d’être jugé et de “passer pour un mesquin ou le radin de service”, résume t-il. La gêne et la peur de passer pour le radin de service est donc à prendre en compte.