Lorsque les principes du marketing moderne (comme le “reframing”) sont appliqués au débat public, cela peut engendrer un écart entre la réalité et la perception que l’on souhaite donner. Les effets néfastes dans le domaine de la publicité sont relatifs. Mais lorsqu’il s’agit de problématiques quotidiennes, concrètes, comme l’intégration des minorités, le déclassement social ou encore les libertés individuelles, le débat se trouve alors dénué de son sens par les euphémismes et autres mots-valise parasites.
“Classes moyennes” pour éviter “déclassement social”
A en croire le discours public, il y aurait trois classes : les démunis, la classe moyenne et la strate supérieure. En fait, la réalité est plus complexe : les inégalités entre les 10% les plus pauvres et les 10% les plus aisés s’accroissent malgré la crise. De plus, les 1% les plus fortunés continuent de s’enrichir nettement plus vite qu’il y a dix ou vingt ans du fait des fortunes notamment liées à l’économie numérique.
Parler de classes moyennes de manière globalisante, comme aimait à le faire Jean-Marc Ayrault, est une erreur statistique et un contre-sens social.
Il y a une graduation complexe au sein des classes dites moyennes où l’on ne doit pas raisonner en simples termes quantitatifs ( revenus, etc ) mais qualitatifs (confort du logement, taux d’épargne, risque d’exposition au chômage, etc).
Ce terme en vogue mérite d’être entendu avec grande précaution surtout en cette période de crise qui engendre un déclassement social. Souvent les Pouvoirs publics y ont recours afin de pouvoir rester flous quant aux catégories socio-professionnelles effectivement impactées par une nouvelle mesure (quotient familial).
L’ “égalité” pour évincer le “libéralisme”
Alors que le libéralisme évoque dans son sens premier les libertés individuelles. Aujourd’hui en France, il sert surtout à désigner un courant économique dénigré, dont on dénonce les excès, en imaginant la toute-puissance des patrons et les effets indésirables de la globalisation. On peut voir, dans ces temps d’adaptation forcée à la logique de marché, que le principe de l’égalité dans son sens le plus stric -c’est-à-dire égalité des statuts et des revenus par la redistribution-, une volonté d’étouffer l’ambition libérale. L’égalité juridique et civile est alors toujours “menacée” par les inégalités économiques. Nous voyons souvent dans le débat public un rapport particulier, presque schizophrénique à la liberté, qui doit céder sa place aux principes de l’argent coupable, à l’enrichissement, à la liberté de disposer de son corps.
Principes “républicains” plutôt que “démocratiques”
Le terme de République a lourdement été galvaudé en 2014 : tant à droite qu’à gauche. Et pourtant, ce beau mot n’a de relief que si celui de démocratie y est sincèrement accolé. Deux exemples. Tout d’abord, le ministre Cahuzac a pu mentir devant le Parlement sans être poursuivi : personne n’a cherché à introduire le délit de parjure dans notre Code pénal. Notre République est donc imparfaite et notre démocratie orpheline d’intégrité. Idem pour Thomas Thévenoud que la morale démocratique condamne mais que la République accepte de conserver en tant que parlementaire.
La “laïcité”, bien utile pour masquer la question de l'”intégration des minorités”
La Laïcité est un principe qui a vu une évolution au cours des années. D’une attitude qui se veut insensible (et indifférente) à la religion, comme on peut le voir aux Etats-Unis ou le rapport entre-elle et le pouvoir politique est subtil mais présent, elle consiste en France à vouloir la dominer moralement, à reléguer la religion à une superstition dangereuse. Historiquement, la séparation entre l’Eglise et l’Etat en 1905, au cours d’une rude bataille, a semble-t-il instauré cette relation qui persiste encore de nos jours. Aujourd’hui, elle évoque davantage, comme on a pu le voir lors de l’épisode des crèches interdites dans certaines mairies, le problème de l’intégration musulmane en France.
“Diminution du déficit structurel” au lieu d’ “aggravation de la dette intégrale”
Le PLF 2015 ( projet de Loi de finance ) énonce en page 4 de son document de synthèse : ” Si la faible croissance et la faible inflation n’ont pas permis une diminution du déficit public, dit nominal, à la hauteur des efforts entrepris, le déficit structurel, corrigé du cycle économique, a été réduit de près de moitié sur les 18 premiers mois de la législature pour atteindre, fin 2013, 2,5 % du PIB, son plus bas niveau depuis 2001.” En clair, le Gouvernement met en avant un déficit structurel de 2,4% pour 2014 à comparer au déficit exhaustif (au sens de Maastricht ) de 4,3%. Tout bon médecin sait qu’une tension artérielle ou un diabète se situe dans des normes de tolérance ou pas. Il ne se réfugie pas derrière une notion qui gomme l’environnement du patient comme le déficit structurel prétend nous absoudre de la réalité intégrale de notre situation. Attention aux mots qui tronquent l’état de la France : ils n’ont ni vertu civique ni vertu pédagogique ou informative !
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Les termes que nous employons renvoient toujours à ce que George Lakoff appelle un cadre de références (frame), c’est-à-dire un système cohérent de représentation de la réalité. En choisissant un mot plutôt qu’un autre on s’inscrit dans tel ou tel cadre de référence. Par exemple, les défenseurs des salles dites “de shoot” ont pris l’habitude de parler de “salle de consommation de drogue à moindre risque” (SCMR), tandis que leurs opposants lui préfèrent la première expression. Les uns veulent souligner que l’Etat encouragerait une activité pourtant illégale, les autres veulent démontrer qu’il s’agit d’un problème de santé et de sécurité publiques. Aucune des deux expressions ne décrit LA réalité, elles sont toutes les deux le symbole d’un cadre de référence et donc d’un parti pris.
En imposant une expression et le cadre de référence qu’elle induit, on suscite des réactions qui favorisent notre parti pris: “salles de shoot” inspirera facilement la circonspection tandis que la promesse d’un “moindre risque” entraînera plutôt la bienveillance.
On retrouve cela en politique mais aussi dans le marketing avec le phénomène du rebranding. Ainsi en 1998, le Conseil National du Patronat Français (CNPF) a cherché à échapper au cadre de la lutte des classes (patrons vs. prolétaires) en se renommant Medef pour mettre en avant l’image plus positive de l’entrepreneur.
Ces choix linguistiques peuvent en revanche se retourner contre leurs auteurs s’ils ne correspondent pas un tant soit peu à la perception du reste de la communauté linguistique. Ainsi lorsque les entreprises publiques telles que La Poste et la SNCF continuent à appeler leurs clients des usagers, on est en droit de se sentir floué, tant l’expérience est devenue comparable à ce qui se fait dans le privé.