Van Gogh se coupant l’oreille et la remettant à une prostituée, voilà sans conteste l’anecdote la plus célèbre de l’histoire de l’art moderne, exemplaire de la « folie Van Gogh ». Installée depuis plus de trente ans non loin d’Arles, une historienne irlandaise rouvre le dossier.
« Le soir du 23 décembre 1888, Van Gogh a subi une crise mentale aïgue. En conséquence, il a coupé une partie de son oreille gauche et l’a apportée à une prostituée. La police l’a trouvé à la maison le lendemain et l’a fait entrer à l’hôpital. » Ce résumé officiel (celui du musée Van Gogh d’Amsterdam) a paru trop laconique à Bernadette Murphy, les versions admises imprécises voire contradictoires.
Une remontée aux sources s’imposait. Bernadette Murphy a entrepris des recherches dans les archives municipales, départementales, hospitalières, policières, journalistiques, cadastrales, a relu à leur lueur les lettres de Vincent, les carnets de Gauguin. L’enquête a duré des années, avec des aléas français qu’elle ne se fait pas faute de raconter – un dossier lui restant par exemple de longs mois inaccessible parce que le documentaliste des archives avait mal au dos et que l’ascenseur était en panne ; il faudra attendre que l’ascenseur soit réparé (le documentaliste a sans doute encore mal au dos à l’heure qu’il est).
Assez logiquement, en tirant un fil de l’écheveau, celui de la crise du 23 décembre 1888, il en est venu d’autres, tout aussi emmêlés, embrouillés. Et c’est tout le séjour à Arles, depuis l’arrivée de l’artiste (février 1888) jusqu’à son départ (mai 1889) qu’elle a été amenée à reconstituer, travail particulièrement important puisqu’il s’agit de l’année la plus créatrice de Van Gogh.
La Maison jaune bombardée
La célèbre Maison jaune a été détruite lors d’un bombardement allié en 1944. Tout le quartier, celui de la Gare, a été tellement malmené qu’il a été reconstruit sur un autre plan. Bernadette Murphy l’a reconstitué pour visualiser la Maison jaune, la gendarmerie, le bordel, les bains publics où Vincent se rendait régulièrement, serviette sur le dos, les cafés où il avait ses habitudes (le Café de la Gare et L’Alcazar). Sur ce dernier point aussi la plus grande incertitude régnait, chaque cafetier d’Arles, au XXe siècle, affirmant volontiers être propriétaire du café « peint par Van Gogh ».
Parallèlement, notre enquêtrice a fait des fiches sur tous les gens mentionnés dans la correspondance : les Roulin, les Ginoux, le pasteur Salles ; puis elle a élargi ses fiches à leurs proches, reconstitué les cercles amicaux, professionnels, retracé le plus possible la vie de ce quartier, ce qui lui permet d’avancer des noms sur qui pouvait être la femme de ménage que Van Gogh embaucha, qui la jeune fille qu’il peignit sous le titre de La mousmé…
Zones d’ombre
En ce qui concerne l’affaire de l’oreille coupée, plusieurs versions ont cours. Gauguin lui-même, témoin présent à Arles, en a livré deux, contradictoires à dix ans d’intervalle. Les onze journaux qui ont mentionné le fait divers ne racontent pas tous la même histoire. En lisant la littérature sur le sujet, il était impossible de savoir si le peintre s’était tranché un morceau d’oreille, ou juste le lobe, ou l’oreille entière. Les habitants d’Arles étaient réputés avoir signé une pétition demandant son expulsion de la ville ou son internement. Certains historiens ont accablé les Arlésiens sur plusieurs générations, ces Philistins sans cœur qui auraient tenté de bannir l’Artiste de leur cité.
Mais les sources parlent. Bernadette Murphy a examiné la pétition. Elle est signée de trente noms, on ne peut donc parler d’une volonté des « habitants d’Arles » ni même de tout le quartier de la Gare (l’auteur évalue à 750 personnes le quartier de la place Lamartine où était située la Maison jaune). Comparant chaque signature à celles qu’elle pouvait trouver dans les registres paroissiaux et municipaux, elle est parvenue à une identification précise des signataires et à un constat : tous appartenaient plus ou moins au cercle relationnel de Bernard Soulè, qui louait la Maison jaune. Vincent hospitalisé et réputé fou, Soulè crut qu’il ne reviendrait pas et s’engagea à la louer à un marchand de tabac. Mais Vincent revint et se remit à peindre, défendant son droit de locataire. Fin février 1889, Soulè ne vit d’autres solutions que de faire signer cette pétition à son entourage pour retrouver le libre emploi de la Maison jaune. Il y eut enquête de la police, des déclarations accusatrices contre Van Gogh de la part de quelques signataires… déclarations sur lesquelles se sont appuyées la légende touristique mais aussi des études « sérieuses » qui les prirent pour argent comptant, sans mesurer qu’elles avaient été produites pour nuire.
Un sentiment d’abandon
Et l’oreille, direz-vous ? Et l’attitude de Gauguin ? Et la prostituée à laquelle Vincent aurait remis son oreille, Gabrielle ou Rachel ? Je ne dirai rien : il faut lire l’ouvrage de Bernadette Murphy. Une pièce importante du puzzle l’attendait dans les archives, aux Etats-Unis, du romancier Irving Stone dont Lust for Life parut en 1934 (en français, La Vie passionnée de Vincent Van Gogh). Son adaptation au cinéma, avec Kirk Douglas dans le rôle du peintre, a façonné l’image de Van Gogh dans l’esprit du grand public, pour le meilleur et pour le pire. Mais Stone avait enquêté sérieusement avant d’écrire son livre, et Bernadette Murphy a eu le flair de retrouver dans ses papiers un document signé du docteur Rey qui prit en charge Vincent le 24 décembre lorsqu’il lui fut amené, sanguinolent et à peine conscient. Elle a travaillé avec minutie sur ses séjours à l’hôpital.
Van Gogh a peint un très beau portrait du Dr Félix Rey, dès janvier 1889 : par reconnaissance, et pour prouver au médecin ainsi qu’à lui-même qu’il était guéri. Le Dr Rey le soigna intelligemment, eut à cœur de trouver la meilleure solution pour lui ; comme d’ailleurs le commissaire Joseph d’Ornano, qui pénétra dans la Maison jaune le 24 décembre 1888 au matin et, croyant Van Gogh mort, accusa Gauguin de l’avoir tué ; ou comme le pasteur Frédéric Salles, qui s’occupa avec sollicitude de l’artiste convalescent. Ils méritent un hommage car, dans les mois qui suivirent, ils s’occupèrent avec beaucoup d’humanité du sort d’un homme qui était socialement moins que rien.
Gauguin lui-même était resté aussi longtemps que possible auprès de son confrère dans cet « atelier du Midi » dont Van Gogh avait tant espéré. A l’origine de la crise de folie du 23 décembre 1888, il y a à coup sûr le fait que Gauguin lui avait annoncé son départ prochain et la lettre de son frère Théo qui lui faisait part de ses fiançailles – l’enveloppe de cette lettre figure sur une nature morte peinte fin janvier 1889, près d’un dictionnaire médical. Le sentiment brutal d’abandon tomba sur un terrain psychologique et nerveux miné. Est-ce pour faire taire ses hallucinations auditives que Van Gogh se trancha l’oreille ? On retrouvera les sentiments d’abandon et de solitude en juillet 1890, moment du suicide.
Bernadette Murphy promet-elle parfois plus qu’elle ne conclut ? Cela lui sera peut-être reproché. Personnellement, je ne trouve à redire qu’aux deux fois où elle parle de « Gauguin qui a abandonné sa famille », légende facile à réfuter. Pour l’essentiel, elle donne aux quatorze mois arlésiens de Van Gogh une épaisseur factuelle et humaine, et aux événements une cohérence documentée.
- Bernadette Murphy, L’Oreille de Van Gogh, rapport d’enquête, Actes Sud, 400 pages, 24,80 euros.
Photo : Autoportrait à l’oreille coupée, peint vers le 17 janvier 1889. Par rapport au premier autoportrait peint après la crise de folie, vers le 9 janvier, le pansement est déjà plus mince. (Courtauld Institute, London.)