Ouvrez une histoire de l’art du XXe siècle : passé la guerre de 14, la peinture figurative disparaît peu à peu. Après la Seconde Guerre, elle n’existe plus : ne restent que l’abstraction – modernité policée et intellectualisée – puis l’art « d’avant-garde » – modernité provocante et iconoclaste. N’y a-t-il plus eu de peintres figuratifs dans la seconde moitié du siècle ? Si, toute une palanquée ! Alors ne seraient-ils que des artistes auxquels leur pratique archaïque enlèverait tout talent ou qui pratiqueraient ce genre parce que dénués de talent ? Que non… Ils étaient de leur temps et doués.
Guerrier, L’Atelier, 1956, huile sur toile, 180×250 cm, collection particulière, copyright Pierre Basset.
Ils doivent leur inexistence relative à ce « sens de l’histoire » qui voudrait que l’abstraction ait été la seule modernité possible après guerre. A cette peinture sans corps répondait dans la littérature le Nouveau Roman, roman sans personnages. Toute autre forme d’art n’était que tableaux et romans bourgeois ayant raté le train du progrès. Histoire gauchie et fausse qui cache, ainsi que nous avions eu l’occasion de l’écrire, « la richesse d’une peinture dont l’histoire est encore à faire, celle du figuratif au XXe siècle, veine non tarie mais restée souterraine » (Présent du 13 janvier 2007). Cette histoire sera longue à écrire tant la matière en est volumineuse et éparse. Le peintre Guy Vignoht avait montré le chemin avec La Jeune peinture, 1941-1961 (collection Terre des Peintres, 1985). Le musée Mendjisky présente ces mois-ci une vingtaine de peintres nés dans les années 1920 qui, en 1950, connaissent une certaine publicité, sont défendus par des galeries – mais que la promotion de l’abstraction cantonnera au rôle dénigré de « figuratifs ».
André Minaux, Marée, 1951, huile sur toile, 73×92 cm, collection particulière, copyright Pierre Basset.
Dans le parcours commun de ces différents peintres, on trouve, outre l’amitié ou l’amour (Simone Dat et Paul Rebeyrolle, Bernard Lorjou et Yvonne Mottet, Françoise Sors et Pollet), la participation à des salons : Salon des moins de trente ans, Salon de la jeune peinture, Ecole de Paris, et pour trois d’entre eux le Recent Trends in Realist Painting (« tendances récentes de la peinture figurative ») : Buffet, Rebeyrolle, Minaux exposent à Londres en 1952 aux côtés de Francis Bacon et Lucian Freud. Quelques-uns sont passés par la Grande Chaumière, en particulier dans l’atelier d’Othon Friesz (tout comme mon maître Albert Gérard, qui lui aussi participa dans les années quarante au Salon des moins de trente ans).
On trouve encore chez tous le recours aux genres inscrits dans les gènes de la peinture occidentale : la figure, le paysage, la nature morte. Y plier son inspiration est le meilleur moyen de trouver sans la chercher son originalité. Et chacun de ces peintres l’a, son originalité. Rien de plus riche que le réel et de plus vivifiant que d’y confronter son regard. Il y a plus de différences entre deux peintres figuratifs qu’entre mille peintres abstraits.
Par qui commencer ? Qui laisser de côté, ce qui sera nécessaire dans cet article ? A coup sûr Bernard Buffet est le seul célèbre de la bande. De ses quatre toiles, la plus grande (La Poissonnerie) est tout à fait représentative de sa manière anguleuse et griffée, et débordante du sentiment de solitude oppressant propre à ce peintre. Signalons qu’il a deux expositions à Paris : une rétrospective au musée d’Art moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 26 février 2017) et « Bernard Buffet, Intimement » (musée de Montmartre, jusqu’au 5 mars 2017).
Tout au long de la visite, on apprivoise ces peintres qu’on connaît trop peu : Françoise Adnet et ses figures féminines, Guerrier et son atelier masculin, Lorjou et ses « allégories » (La Peste en Beauce)… Les toiles d’André Minaux – mon coup de cœur – sont solides : Femme au bord de l’eau, Marée, Nature morte à la bouilloire. Parmi tous ces artistes à la matière souvent pâteuse, on remarque la pâte maigre de Michel Thompson (belle grande nature morte : La Nappe à damiers jaunes ; paysage presque « hopperien » : La Porte de Vanves), la pâte onctueuse de Pollet (Femme entrant dans l’eau ; Vanité).
Et cetera, dirait-on non sans désinvolture, mais avec encore l’envie de citer quelques noms : les paysagistes Françoise Sors et Michel de Gallard, Cara-Costea dont le portrait de son épouse figure sur la couverture du catalogue.
Le parcours de Landier
Né en 1935, Henri Landier est légèrement postérieur à cette génération. Mais il est lui aussi « un insoumis de l’art moderne », à l’écart pour les mêmes raisons figuratives, qui plus est il a refusé d’obéir à la loi des galeries. Sa grande exposition sur le monde du spectacle, dont il nous parlait longuement dans Présent du 17 septembre, est bâtie comme une rétrospective : elle part des années cinquante avec ses sombres toiles de roulottes dans la nuit noire et arrive à aujourd’hui avec des toiles colorées.
Henri Landier devant une de ses toiles exposées à Clichy. DR
Landier est un bel exemple de peintre qui a tenu bon même si le figuratif n’était pas à la mode. Jamais tributaire d’une recette, il s’est continuellement renouvelé au contact du réel. Pas de « concept », rien que de l’humain… et un fort tempérament artistique, un métier forgé au fil des ans, comme le montrent ces séries de grands clowns colorés (et désabusés), ce danseur de charleston à veste rayée (et à air triste), ces danseurs buto, ces masques de carnaval…
Une telle carrière s’est faite avec les difficultés qu’on imagine – et qui continuent. Vous aimez la peinture ? Allez voir l’exposition d’un peintre vivant. Un visiteur qui entre est une marque d’intérêt, de soutien. Un visiteur qui achète une œuvre permet à l’artiste de continuer à travailler, car les artistes ne vivent pas de vent, contrairement à ce qu’on feint de croire depuis le XIXe siècle. Les artistes figuratifs de la seconde moitié du XXe siècle et de ce début de siècle sont l’honneur de notre peinture. Quand l’art « contemporain » sera retourné à son néant et que l’abstrait sera tombé en poussière, l’histoire de l’art leur donnera leur vraie place. Il n’est pas besoin d’attendre ce moment pour contempler leurs tableaux partout où c’est possible.
Les Insoumis de l’art moderne – Paris, les années cinquante. Jusqu’au 31 décembre 2016, musée Mendjisky (15 square de Vergennes, Paris XVe). Tous les jours sauf le jeudi, de 11 heures à 18 heures.
Tableau en Une: Françoise Adnet, Le Mur rouge, 1956, huile sur bois, 170×153 cm, collection particulière, copyright Pierre Basset.
Le catalogue de l’exposition du musée Mendjisky (104 pages, 15 euros) est intéressant à plus d’un titre : textes qui situent le contexte de cette peinture figurative (Pierre Basset, Sarah Wilson, Julien Roumette) ; notices biographiques pour chaque artiste ; bonnes reproductions des toiles.
Samuel Martin – Présent