Robert Sarah aime à rappeler le mot de Paul VI : « La nouvelle patrie du Christ, c’est l’Afrique. » Il est difficile, pour un chrétien, de ne pas voir dans sa vie la trace concrète de la prédilection divine. Enfant des savanes africaines – il est né en 1945 à Ourous, petit village de Guinée – il doit, pour devenir séminariste, passer par la Côte d’Ivoire, la France et le Sénégal. Ordonné prêtre par Mgr Tchidimbo, évêque de Conakry, en 1969, il est envoyé à Rome puis à Jérusalem, pour étudier les Ecritures, suivre des cours d’hébreu, de grec biblique, d’araméen.
Un archevêque africain
Rappelé en Guinée, Robert Sarah est, en 1979, consacré archevêque de Conakry par Jean Paul II, qui l’appelle « un vescoso Bambino », « un bébé évêque ». Il est en effet, à trente-quatre ans, le plus jeune évêque du monde. En 2001, il est appelé à la Curie comme secrétaire de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples ; en 2010, Benoît XVI le nomme président du Conseil pontifical Cor Unum, qui traite les questions en rapport avec les activités caritatives. Créé cardinal par Benoît XVI, il est nommé par le pape François à la tête de la congrégation du Culte divin et la discipline des sacrements, et père synodal pour l’assemblée extraordinaire du synode sur la famille d’octobre 2014.
A l’heure où se déroule, du 4 au 25 octobre 2015, l’Assemblée ordinaire du Synode, ce cardinal atypique mérite que l’on s’attarde sur sa personnalité, par le biais du livre d’entretiens publié en février 2015 – Dieu ou rien – chez Fayard.
Ce qui frappe d’abord dans son livre, c’est sa dette à l’égard des missionnaires spiritains, et son rapport complexe à l’Afrique.
Baptisé par les spiritains à deux ans – en même temps que ses parents animistes –, affermissant grâce à eux sa foi par le catéchisme de saint Pie X, il admire leur rigueur spirituelle, inséparable de la célébration des sacrements – le petit Robert fut longtemps, à six heures du matin, leur fidèle servant de messe – et du service de la charité, sensible dans l’évangélisation des lépreux. Curé en Guinée, alors que les spiritains avaient été expulsés, en 1967, par Sékou Touré, c’est d’eux qu’il s’inspire dans ses longues marches, valise-chapelle sur la tête, avec ses catéchistes, jusqu’aux villages les plus reculés.
Quant à l’Afrique, s’il a la nostalgie de ses fêtes chaleureuses lors de son premier Noël à Rome, froid et solitaire, il est sévère à l’égard de l’animisme qui « utilise le mensonge, la violence et la peur » dans ses rites d’initiation. Mais il aime aussi à rappeler le refuge en Egypte, l’aide de Simon de Cyrène et la décision du concile de Carthage, en 390, sur le célibat consacré. « L’Afrique peut, dit-il, dans le temps de crise que nous traversons, donner avec modestie le sens du religieux qui l’habite. » Et, bien que critique de l’animisme, il se plaît à trouver des ponts entre le christianisme et lui : ainsi de l’indissolubilité du lien conjugal qu’il retrouve dans les ethnies africaines, et de la prescience du purgatoire dans leur intuition naturelle, après la mort, d’un lieu de transition, avant de rejoindre le village des ancêtres, équivalent du paradis.
L’expérience révolutionnaire
Chez le cardinal Sarah, l’habit fait un peu le moine, et il est fidèle aux vêtements sacerdotaux, leur donnant tout leur sens : « Le rouge de mon cardinalat est le reflet de la souffrance des missionnaires venus jusqu’au bout de l’Afrique, pour évangéliser mon village. » Ce qui n’empêche pas une simplicité désarmante : venu passer la nuit dans une famille qui nous est très proche, à l’occasion de la parution de son livre, il intimidait les cinq enfants qui, le matin de son départ, ne savaient comment l’honorer, alors il les embrassa tous les cinq comme du bon pain.
La période de son sacerdoce en Guinée révèle à la fois une force physique et spirituelle exceptionnelle et la combinaison de circonstances qui paraîtront des coïncidences pour les agnostiques, et pour les croyants l’incognito de la Providence. L’évêque de Conakry, Mgr Tchidimbo, avait été torturé et emprisonné pendant presque neuf ans sous la dictature marxiste de Sékou Touré, qui avait posé comme condition de sa libération son remplacement immédiat par la nomination d’un nouvel archevêque. Tenté de renoncer à une tâche écrasante Mgr Sarah, pour faire face, partait seul, tous les deux mois, dans un endroit totalement isolé adoptant comme programme, pendant trois jours, jeûne absolu, sans eau ni nourriture, avec seulement une Bible, un livre de lecture spirituelle et une petite valise-chapelle.
On peut douter que sa défense de la famille chrétienne, sa liberté de parole, sa tâche assumée d’archevêque, aient convenu à Sékou Touré. En 1984, il était en tête de liste des personnalités qui devaient être arrêtées et exécutées. « Dieu a été plus rapide que Sékou Touré », dit Robert Sarah : Sékou Touré meurt en 1984, des suites d’une attaque cérébrale. Mais l’expérience révolutionnaire donne au cardinal l’occasion de se faire le défenseur de Pie XII, protecteur des juifs : « Face à des dictateurs fous et dangereux, la parole peut parfois se révéler un instrument contre-productif. »
La radicalité de l’Évangile
Il est peu probable que Robert Sarah connaisse le mot de Ionesco : « Entre la merde et la grâce, il n’y a pas de milieu. » Son livre témoigne cependant avec force et une sorte de candeur de la radicalité de l’Evangile.
Conscient du déclin de l’Occident et de ses causes : « En Europe, nous avons l’impression toujours que le christianisme a entamé son agonie », « L’Occident a décidé de prendre ses distances par rapport à la foi chrétienne sous l’influence de la philosophie des Lumières », et de son ascendant paradoxal : « Si l’Occident ne se convertit pas au Christ, il pourrait finir par paganiser le monde entier », il lui oppose le « nouveau printemps du christianisme » en Afrique et en Asie.
Père synodal, il refuse de confondre le sensus fidei (sens intuitif de la foi) avec l’opinion publique ou majoritaire, de l’utiliser comme moyen d’adoption dans l’Eglise des idées en vogue. En voici quelques exemples. Sur l’idéologie du genre : « Le genre, fruit de la réflexion des structuralistes américains, est un enfant difforme de la pensée marxiste. » Sur « les défis urgents de la pastorale familiale », selon l’expression du cardinal Marx : « Cette affirmation me semble l’expression d’une pure idéologie. La question des divorcés-remariés n’est pas un défi urgent pour les Eglises d’Afrique et d’Asie (…) mais une obsession de certaines Eglises occidentales ». En revanche, les Manifs pour tous sont pour lui « une manifestation du génie du christianisme ».
Ce qu’il reproche à certains pasteurs catholiques c’est, au nom de la pastorale, de la miséricorde et du pardon, d’opérer « la confusion entre le bien et le mal ». En bref, « personne, pas même le pape, ne peut opposer la pastorale à la doctrine. Ce serait se rebeller contre Jésus-Christ et son enseignement ». Ou encore : « Une quelconque distorsion entre le magistère et la pastorale » serait « une forme d’hérésie, une dangereuse pathologie schizophrène ». Et donc : « J’affirme avec solennité que l’Eglise d’Afrique s’opposera fermement à toute rébellion contre l’enseignement de Jésus et du magistère. »
A la fois doux et baroudeur, le cardinal Sarah se veut passeur et non interprète d’un message évangélique qu’il faut « conserver à l’abri de toute violation et de toute altération » dans une Eglise qu’il définit joliment : « L’Eglise est comme la lune. Elle ne brille pas d’une lumière propre, elle reflète la lumière du Christ. » Le cardinal Sarah, c’est un peu ce que nous voyons dans les paroisses de nos villes et de nos villages : l’Afrique évangélisant l’Europe.
Danièle Masson – Présent