La colère des aubergines

Née en 1952, Bulbul Sharma est peintre et écrivain. Elle habite Delhi. Elle a publié trois recueils de nouvelles, The perfect Woman, Anger of aubergines and My Sainted aunts. Les deux dernières ont été publiées en français aux Editions Philippe Picquier sous les titres La Colère des aubergines et Mes sacrées tantes.

 Qui meurt dîne, La Colère des aubergines, Folie de champignons, Festin pour un homme mort… : quelques titres de ces récits donnent un avant-goût de leur saveur. Les histoires racontées, pleines d odeurs de cuisine, puissamment évocatrices des rapports et des conflits entre les membres d une maisonnée indienne, soulignent bien sûr le rôle déterminant qu y jouent la nourriture et celles qui la préparent. Des femmes croquées sur le vif y livrent des instants de bonheur, des secrets de famille, d amour, d enfance qui ont parfois la violence du désir ou l amertume de la jalousie. Mais les véritables héroïnes sont ces recettes : qu il s agisse de confectionner un pickle de mangue, un gâteau de carottes ou un curry d aubergines au yaourt, le lecteur goûtera, du palais et de la langue, l alchimie des aromates indiens.

La colère des aubergines est un recueil de 12 magnifiques récits pleins de saveurs et d’odeurs délicieuses et d’une vingtaine de recettes.
Au fil de ces histoires le lecteur comprend l’importance et le role déterminant de la nourriture et des femmes qui la préparent. Souvenirs d’enfance, secrets de famille, tradition, religion, cuisine… petit à petit l’Inde se dévoile. Des odeurs subtiles de mangues, de currys, d’aubergines frites et de gingembre vous attendent au détour de ces pages.

 

De l’or en jarres (extrait)

Buaji comptait sur le bout de ses doigts tout en mesurant le ghî (beurre clarifié – cuit et écumé). Chaque cuillerée tombait lourdement comme une motte de terre mouillée lors d’un glissement de terrain, pour atterrir exactement au centre du bol tenu d’une main ferme par le
cuisinier. Tous deux regardaient le récipient tandsi que leurs lèvres formaient silencieusement un chiffre… sept … huit… chaque fois que le ghî en atteignait la surface avec un son moelleux.
Buaji avait soixante-quinze ans, le cuisinier quelques mois de plus. Tous deux n’y voyaient plus très clair, mais ne portaient jamais leurs lunettes quand ils se rencontraient dans la réserve, chacun préférant se fier à ses yeux affaiblis plutôt qu’à de quelconques verres optiques pendant ce moment de concentration intense. Trois fois par jour, Buaji mesurait avec tant de soin les rations qu’elle remettait au chef cuisinier qu’aucun grain de riz, de sucre ou de dâl (terme générique désignant certains pois et lentilles) en excès ne pénétrait jamais la cuisine.
La réserve était fermée à clé. Son contenu n’était visible qu’à six heures et à onze heures le matin, puis à quatre heures l’après-midi, pendant dix minutes, comme s’il s’agissait d’objets précieux exposés dans un musée. Seule pièce de l’énorme maison au plan décousu dont
l’entrée fût réservée, elle inspirait crainte et respect aux membres de la famille. Ils se bousculaient dans les couloirs, envahissaient le salon, se vautraient dans les multiples chambres, mais dès qu’ils passaient devant la réserve, leur comportement changeait.
Les hommes accéléraient le pas pour marquer leur indifférence, sans pouvoir s’empêcher, cédant à une habitude d’enfance, d’y jeter un bref coup d’oeil. Les femmes de la maison essayaient toujours de regarder furtivement à l’intérieur, prenant soin de ne pas tourner la tête à angle tout à fait droit vers la porte. Une légende familiale voulait qu’un des récipients fût empli de pièces d’argent que Buaji cachait parmi les jarres de condiments. Mais plus que cet argent, je rêvais des pickles qui y brillaient comme des sequins d’or…

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