D’abord le cardinal Brandmüller, puis l’évêque Sciacca. Le premier est un historien éminent, le second un grand expert en droit canonique. Ils font l’un comme l’autre partie du cercle le plus proche de Ratzinger. Mais ils sont tous les deux très opposés à ce qu’il continue à se faire appeler pape
Dans sa retraite sur la colline du Vatican, Joseph Ratzinger ne se tait pas vraiment. Ni par la plume, ni par la parole. En effet, en attendant la publication, au début de cet automne, du livre d’entretiens qu’il a réalisé avec Peter Seewald, on trouvera à partir de demain en librairie une nouvelle et monumentale biographie qui lui est consacrée. Écrite par l’un de ses amis, le théologien Elio Guerriero, elle est introduite par une préface rédigée par le pape François et se termine sur une interview de l’ex-pape par l’auteur, publiée de manière anticipée, le 25 août, par le quotidien “La Repubblica” : Ratzinger confessa: “Troppo stanco, così ho lasciato il ministero petrino”.
Dans cette interview, Ratzinger explique encore une fois que sa renonciation au souverain pontificat a eu comme unique motif le fait que ses forces lui faisaient défaut. Ce qui contredit son successeur, le pape François, qui, dans une interview accordée à “La Nacion” le 3 juillet dernier, a affirmé que l’abdication de Benoît XVI “n’avait rien à voir avec quoi que ce soit de personnel”.
Cependant il y a un point, parmi d’autres, à propos duquel ces deux derniers successeurs de Pierre sont en accord. C’est qu’ils croient l’un comme l’autre au concept de “pape émérite”, un concept pour lequel on ne trouve aucun précédent, ni historique, ni théologique, ni juridique.
François écrit à ce sujet, dans la préface du livre publiée de manière anticipée, le 24 août, par le quotidien “Avvenire” : “Pour l’Église, la présence d’un pape émérite en plus du pape régnant constitue une nouveauté. […] Elle exprime, de manière particulièrement évidente, la continuité du ministère pétrinien, sans interruption, comme les anneaux d’une même chaîne soudés par l’amour”.
Il n’y a pas que cela. On sait que le préfet de la maison pontificale, Georg Gänswein – en tant que secrétaire personnel de Ratzinger avant, pendant et après son pontificat, il est certainement la personne qui a la plus grande intimité avec ce pape – a été très loin dans la présentation qu’il a donnée de cette présence simultanée des deux papes, qui, d’après ce qu’il a dit, constitue presque “un ministère élargi”, “en commun”, avec “une dimension collégiale et synodale” : “Il n’y a pas un pape, mais deux : un “actif” et un “contemplatif” (17.6.2016).
Toutefois, on ne sait pas jusqu’à quel point Ratzinger est d’accord avec les opinions audacieuses que son secrétaire a exposées publiquement. Ce qui est de plus en plus certain, en revanche, c’est que certaines personnalités de l’entourage le plus proche de l’ex-pape, parmi les plus compétentes et les plus dignes de foi, sont très opposées à ces opinions.
C’est notamment le cas du cardinal Walter Brandmüller. Au mois de juillet dernier, cet éminent historien de l’Église s’est prononcé en termes sévèrement critiques non seulement contre le concept de “pape émérite”, mais également contre la valeur de l’abdication de Ratzinger elle-même : Brandmüller : “La renonciation du pape est possible, mais il faut espérer qu’il n’y en ait plus jamais d’autre” (18.7.2016).
Un autre opposant est l’évêque Giuseppe Sciacca, grand expert en droit canonique et secrétaire du tribunal suprême de la signature apostolique. Dans une interview accordée à Andrea Tornielli et publiée sur “Vatican Insider” le 25 août, il a affirmé que l’on ne pouvait défendre, aux points de vue juridique et théologique, l’expression “pape émérite” appliquée à quelqu’un qui a abdiqué le souverain pontificat : Sciacca : “Non può esistere un papato condiviso”.
Sciacca est lié à Ratzinger par une vieille et solide amitié et celle-ci continue à être vivante même après l’abdication du pape. Et cette amitié confère encore davantage de force à la critique qu’il fait de l’expression “pape émérite”, que Ratzinger, le premier, a voulu s’attribuer.
Dans le corps de l’interview, Sciacca démolit la thèse de ceux qui soutiennent que, en abdiquant, Benoît XVI a seulement renoncé à l’exercice actif du “ministère” papal, mais qu’il en a conservé le “munus”.
Mais c’est dans la partie finale – reproduite ci-dessous – de l’interview que les critiques du canoniste se concentrent sur le concept de “pape émérite”, dont il ne conserve pratiquement rien. Et Sciacca émet également des réserves en ce qui concerne la renonciation au souverain pontificat en général.
Il sera intéressant de voir si l’on pourra trouver, dans les futures déclarations verbales ou écrites de l’ex-pape Ratzinger, des indices à propos de ce qu’il pense de cette double salve tirée contre lui par ces deux amis au-dessus de tout soupçon que sont pour lui Sciacca et Brandmüller.
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Pape émérite? Une aberration
Extrait de l’interview accordée par Giuseppe Sciacca à “Vatican Insider” et publiée le 15 août 2016
D. – Que pensez de la dénomination “pape émérite”?
R. – Il semblerait que l’expression “pape émérite” ou “souverain pontife émérite” configure une sorte de pouvoir pontifical caractérisée par une forme supplémentaire d’exercice. Un exercice non identifié, jamais défini dans quelque document doctrinal que ce soit, et incompréhensible, qui aurait été l’objet d’une renonciation. Si l’on suit cette argumentation, une partie du pouvoir pontifical resterait aux mains du pape émérite, même si, dit-on, il ne lui est pas permis de l’exercer. Mais l’interdiction d’exercer ce qui est, par nature, essentiellement libre dans son exercice (la potestas) est un non-sens. Par conséquent on perçoit l’évidente irrationalité de cette thèse et les possibles erreurs d’interprétation qui en découlent.
D. – Est-ce que vous auriez préféré le titre d’”évêque émérite de Rome” pour le pape qui abdique ?
R. – Non, je pense que cette solution serait tout aussi problématique, même si quelques canonistes faisant autorité l’ont défendue : en effet “pape”, “souverain pontife” ou “évêque de Rome” sont pour l’essentiel des synonymes. Le problème est posé non pas par le substantif, “pape” ou “évêque de Rome”, mais par l’adjectif, “émérite”, qui conduit à une sorte de duplication de l’image du pape.
D. – Quelle est l’hypothèse que vous auriez préférée ou que vous voudriez suggérer ?
R. – Avant tout, je voudrais affirmer ceci : je ne fais pas partie de ceux qui souhaitent que la renonciation au souverain pontificat devienne quelque chose d’habituel. Au contraire ! En guise de pure hypothèse de travail, si nous voulons préfigurer pour le souverain pontife qui abdiquerait un éventuel projet législatif pour l’avenir, il me semble que la solution la plus correcte consisterait à lui conférer le titre d’“ancien souverain pontife”. Une autre solution consisterait à prévoir que le nouveau pape réintègre le pape démissionnaire au sein du collège cardinalice, dans l’ordre des évêques. Et, afin de souligner le “caractère unique” du nouveau titulaire, dans l’hypothèse où tous les diocèses suburbicaires seraient pourvus d’un évêque, le placer – ad personam – parmi les patriarches orientaux qui sont membres du collège cardinalice. “Salvo meliori judicio”, comme nous disons toujours, nous autres consulteurs, en conclusion des avis que nous donnons aux dicastères.
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Traduction française par Antoine de Guitaut, Paris, France.