Histoires de chevaux (14-18 et 39-40) – (Cinématon avec Apollinaire)

C’est un des plus jolis « Calligrammes » publiés par Apollinaire en 1918 : la Petite Auto raconte le voyage, dans la nuit du 31 juillet au 1er août 1914, que firent l’auteur, le dessinateur Rouveyre, et leur chauffeur, de Deauville à Paris, en passant par « Lisieux la très bleue ou bien Versailles d’or » (disent les roues de l’auto), afin que les deux derniers mentionnés puissent répondre à l’ordre de mobilisation. Avant de se quitter sur le boulevard parisien, Apollinaire et Rouveyre passèrent d’ailleurs dans un Cinématon (une innovation qui disparut peu après, pour toujours), ce qui nous permet aujourd’hui, d’un simple clic, de les voir rire ensemble pendant dix secondes…

 

Au centre du calligramme, dans la lanterne et le châssis, on lit ces deux octosyllabes (car le calligramme est en stricts vers pairs, sauf le dernier quand les pneus éclatent…) : « O villages où se hâtaient / Maréchaux-ferrants rappelés ». Dans la nuit en effet, les maréchaux-ferrants de réserve gagnaient les chefs-lieux de canton, où l’on procéderait à la réquisition des chevaux au matin du 1er août…

Recensement et réquisition

Entre les deux guerres, on continua de recenser les chevaux « réquisitionnables ». Willy de Spens (1911-1989), qui fut après 1945 l’ami de Roger Nimier, a raconté dans le premier volume de ses Mémoires, comment, brigadier-chef au 2e Hussards de Tarbes, il fut désigné, au printemps 1932, pour assister un capitaine de réserve et un vétérinaire chargés du recensement sur le plateau de Lannemezan : « Je m’asseyais sur la grande place de chaque village, derrière une table où j’étalais les grandes feuilles jaunâtres du Service des Remontes. Des paysans, tenant leur cheval par la bride ou le licol, attendaient, entre le maire et les gendarmes, l’appel de leur nom. Comme les [médecins] majors à la visite d’incorporation, le capitaine et le vétérinaire estimaient la qualité de l’animal, qu’ils affectaient à la cavalerie, à l’artillerie, au trait lourd ou au trait léger… J’écrivais aussi : mort, réformé, poulinière… » (Printemps gris, La Table ronde, 1974). Aucun incident à signaler. Les paysans touchaient une prime pour chaque bête « réquisitionnable », et Willy de Spens juge même que ce système a ralenti la mécanisation de la cavalerie (les députés sachant cette prime populaire), de même que le « lobby » de la garance avait fait maintenir les pantalons rouges jusqu’en 1914. Mais le jour de la réquisition (et non du recensement) c’est une autre histoire : il s’agit de se séparer de l’animal…

Gardez mon homme à la guerre tant que vous voudrez, mais laissez-moi au moins ma jument !!!… (Carte postale de 1915).

 

 

On vient de rééditer un livre de Louis Calaferte (1928-1994), C’est la guerre(L’Imaginaire-Gallimard, avril 2017, 238 p., 8,50 euros). Livre déplaisant, parce qu’il évoque 39-45 sous forme de flashes brefs et faussement objectifs, l’auteur restant au second plan et se donnant un rôle toujours conforme à la morale des vainqueurs de 1945, même s’il glisse ici et là des réalités occultées comme celles de l’Epuration (en 1993, un demi-siècle après, quel courage !). Toujours est-il qu’il s’est souvenu de la réquisition des chevaux (près de Lyon ?) et (prétend-il) d’une scène extraordinaire où le Receveur du canton refuse de laisser toucher à son cheval, et menace de vider son revolver sur le soldat chargé d’examiner les dents : « — Attention ! je te fais sauter la tête ! Le gradé dit : bon, ça va, on verra plus tard. — On devrait bien tous faire pareil, dit tout fort un paysan. — Vous amusez pas à ça, dit le gradé. »

La carte postale comique que nous reproduisons confirme que la mobilisation des chevaux n’était pas toujours une chose simple, et qu’elle a pu donner lieu à des scènes dramatiques. L’attachement des paysans, mais aussi des propriétaires bourgeois, à leur bête, pouvait aller loin, comme en témoigne aussi une anecdote du Journal 1914-1923 du général Edmond Buat (Perrin, 2015, 1484 p., 45 euros).

Le cheval du capitaine Milhavet

Polytechnicien et artilleur, né à Nantes en 1868 dans une famille originaire de l’Est (son père était sous-officier), Buat fit un brillant mariage en épousant la fille de son général de brigade, mais ce mariage ne fut pas heureux si l’on en croit l’irremplaçable Pétain de Philippe Alméras (R. Laffont, 1995)… A l’issue de la Grande Guerre, Buat devient le n° 2 de l’Armée française, derrière Pétain, vice-président du Conseil supérieur de la Guerre. Il devait lui succéder sous peu quand il mourut le 30 décembre 1923, après une très brève maladie, laissant un Journal méticuleusement tenu, dont les amateurs d’histoire militaire feront leur miel, mais qui est avare d’anecdotes.

Il en note une toutefois le 26 mars 1918, un jour où il préside le Conseil de Guerre au GQG de Compiègne : « En novembre 1917, un soldat du 20e régiment d’infanterie, nommé Hauret, natif de Casteljaloux, conduisait une voiture attelée d’un cheval ; il renversa une bonne femme et fut arrêté. Le 20e R.I. interrogé répliqua qu’il n’avait jamais eu de soldat portant ce nom sur ses contrôles. Et cependant Hauret vivait au train régimentaire du 20e depuis septembre 1914 !!! » (les trois points d’exclamation sont bien du général Buat).

Enquête faite, on découvrit qu’en septembre 1914 Hauret, du 14e R.I., avait rencontré à Somme-Tourbe (Marne) un négociant de Casteljaloux nommé Milhavet, capitaine de réserve à l’état-major du XIVe Corps, chez qui sa femme était cuisinière. Milhavet avait alors confié à Hauret un cheval auquel il tenait, en lui disant de passer discrètement avec la bête dans le train régimentaire du 20e R.I., où justement il manquait un deuxième cheval à l’officier d’approvisionnement. Pendant trois ans, Milhavet avait régulièrement fourni argent et permissions à Hauret (qui ne pouvait évidemment en recevoir du régiment qu’il avait quitté). Quand la supercherie fut découverte, « Milhavet partit, atteint paraît-il par la limite d’âge, en tout cas on n’est jamais parvenu à le joindre », écrit Buat, qui « ordonne un non-lieu », compte tenu des bonnes appréciations de Hauret.

Hélas, l’histoire ne dit pas si le cheval du capitaine Milhavet survécut un an encore, et put gagner Casteljaloux après l’armistice. Un cheval qui avait suscité tant de sacrifices et de subterfuges !

 

Robert le Blanc – Présent

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