Comment un artiste alsacien du début du XXe siècle, passé relativement inaperçu aux yeux de ses contemporains, a-t-il pu devenir l’inspirateur de l’adaptation cinématographique du Seigneur des anneaux ? Les filiations artistiques se font souvent par des canaux qui demeurent invisibles au commun des mortels, ainsi de celle qui conduit de Léo Schnug à John Howe.
Naissance d’un grand illustrateur
Les manuels d’histoire de l’art, les dictionnaires de référence, ne disent rien, ou presque, de Schnug. Né en 1878 à Strasbourg, d’une mère alsacienne et d’un père originaire de Trèves, Léo Schnug sera marqué définitivement par la lourde atmosphère qui entoure sa naissance : celle de la guerre franco-prussienne, qui a ravivé les plaies aux flancs des deux pays. Alors que Léo n’a que deux ans, son père est interné à la suite d’une crise de démence. Il mourra 39 ans plus tard, sans avoir quitté son asile. Léo Schnug grandira donc sous l’unique figure de sa mère, qui a transformé la maison familiale en pension pour assurer sa subsistance.
Très tôt attiré par le dessin, Schnug devint élève de la toute jeune Ecole des arts décoratifs de Strasbourg, sous la direction d’Anton Seder, figure de l’Art nouveau alsacien. Schnug se révèle doué, affirmant sa maîtrise technique pour mieux s’émanciper des modèles académiques proposés. Il se montre très tôt attiré par l’illustration. Ses premières années de formation sont influencées par deux grands maîtres de la Renaissance : Albrecht Dürer et Hans Holbein le Jeune. Sensible au courant de la Sécession munichoise, il fera sien le rejet de l’académisme qui s’exprime alors à travers toute l’Europe : Jugendstil, Art Nouveau, Modern Style ou encore Arts and Crafts. Ses premiers travaux sont proches de ceux de Julius Diez, alors pilier de la revue Jugend.
Après avoir échoué à se faire connaître à Munich puis à Vienne, Léon Schnug revient à Strasbourg en 1900. Il se place dans le sillage de Charles Spindler, l’un des initiateurs de ce que l’on a pris l’habitude de nommer la Renaissance culturelle alsacienne. Ce même Spindler est notamment à l’origine du Cercle de Saint-Léonard, auquel se greffera Schnug : un groupe d’artistes qui exerce une influence majeure dans l’Alsace d’alors, et dans toute l’Allemagne. Schnug bénéficie de ces vents favorables et reçoit de nombreuses commandes dans les années d’avant-guerre. Ce sont, certes, souvent des illustrations commerciales : chocolats Stollwerck, ex-libris pour des notables alsaciens, cartes postales, illustrations d’ouvrages historiques. Mais ces travaux décoratifs lui assurent une grande notoriété que Schnug, au prix d’un travail acharné, amplifie encore en candidatant à de nombreux concours à travers tout le pays.
Une esthétique européenne
Retrouvant avec fierté l’héritage médiéval, Schnug et ses comparses esquissent un renouveau pictural qui n’est pas très éloigné du courant Art and Craft, qui s’étend, au même moment, en Angleterre. La position du cercle Saint-Léonard pouvait sembler bien inconfortable dans les premières années du XXe siècle, cette élite artistique alsacienne étant, sans cesse, tiraillée entre ses deux héritages : français et allemand. Mais de cette tension même naquit une esthétique profondément européenne, qui semblait vouloir retrouver l’ampleur des empires médiévaux. Au regard contemporain, dont il faut toujours se méfier, Schnug semble un lointain précurseur des bédéistes et du dessin fantastique. Voire. « On distingue dans l’œuvre de Schnug tout un petit monde fantasmagorique, composé de nombreux personnages : la sentinelle abandonnée, le voleur adroit, le musicien, le fou, la sorcière, le preux chevalier, l’alchimiste, le soldat boiteux », nous rappellent les frères Kiwior.
Fantastique, oui, mais pas seulement pour l’originalité des sujets. C’est l’envers de chaque visage qui intéresse Schnug. Les figures à qui il donne vie, sous le crayon, semblent former un bestiaire humain d’une prodigieuse richesse. « Derrière l’iconographie schnugienne, on retrouve toujours de subtils messages, tout comme dans la peinture des primitifs flamands. Schnug vogue entre spiritualité, philosophie et mysticisme. » Dans une époque déjà livrée au règne de l’argent et aux « mentalités de comptable », Schnug ne cache pas sa douloureuse nostalgie d’un âge d’or médiéval. Il y guette la verticalité, que fuient les bourgeois de son temps, et le sens de l’honneur. Mais aussi la violence et les excès d’une époque qui parvenait toujours à faire ployer la fureur des hommes devant la paix de Dieu.
Du Haut-Koenigsbourg à l’asile de Stephanfeld
Les années de travail sur les murs du château du Haut-Koenigsbourg furent, pour Schnug, l’accomplissement d’une carrière et le début d’un long déclin. Cette commande de Guillaume II, dans un lieu hautement symbolique, n’était pas seulement artistique mais aussi politique. L’empereur avait pris possession du château à l’invitation de la ville de Sélestat, en 1899. Après un gigantesque chantier de restauration – dont les options furent longtemps contestées – il fut inauguré en 1908, quelques années avant une guerre qui allait réveiller les vieilles blessures du peuple alsacien. Contrairement à Hansi, qui a rallié les lignes françaises à la déclaration de guerre, Schnug est appelé en tant que citoyen allemand du Reichland d’Alsace. Soldat « planqué », se tenant loin des horreurs du front, artiste privé de champ d’expression, Schnug se laisse irrémédiablement choir, suivant une pente déjà affirmée vers l’alcool. Car, tout en poursuivant son œuvre artistique, Schnug se fit très tôt, parmi le petit peuple strasbourgeois, une solide réputation de buveur impénitent. Il s’efforça de l’entretenir, en multipliant les exubérances lors des festivités locales et les nombreux bals d’alors. Plusieurs autoportraits montrent Schnug campé en ivrogne, le nez sévèrement couperosé et une bouteille d’eau-de-vie – schnaps ! – à portée de main.
Ironie de l’histoire : les travaux de fresquistes de Leo Schnug ne sont plus visibles – hormis au Haut-Koenigsbourg – qu’au restaurant de la Kammerzell, à Strasbourg. De l’importance des tavernes… Interné une première fois en 1919 pour fuir l’éventuelle vindicte populaire, Schnug est définitivement admis à l’asile de Stephanfeld deux ans plus tard. Il s’y éteindra progressivement, tout en continuant péniblement à peindre, jusqu’à son décès, en décembre 1933.
Leo Schnug bénéficie aujourd’hui de l’intérêt renouvelé que portent les Alsaciens à leur histoire artistique la plus récente. Le très beau livre de Julien et Walter Kiwior a le mérite de manifester le talent de ce lansquenet qui s’était trompé d’époque. Ein beine ein cameraden…
Léo Schnug, un artiste de légende, de la Neustadt au Haut-Koenigsbourg, Walter et Julien Kiwior, éditions Vandelle.