Journaliste, Sonia Mabrouk s’est imposée ces derniers temps dans le paysage médiatique français en redonnant ses droits à une télévision intelligente, qui élève le débat public plutôt que de le réduire à une série de clashs plus ridicules les uns que les autres. Mais manifestement, une part d’elle-même ne se satisfaisait plus d’animer les débats: elle voulait y participer, en se prononçant sur les grandes questions de notre temps. Tunisienne d’origine et Française de vocation, elle a décidé de prendre la plume pour livrer une sorte de manifeste sur le monde comme il va et ne pas va. Il prend la forme originale d’un échange entre elle et sa grand-mère Delenda avec qui elle s’est entretenue régulièrement ces derniers mois, sur une base quotidienne en fait. Cette dernière joue un peu le rôle de la boussole du bon sens: c’est la gardienne des évidences oubliées. D’un chapitre à l’autre, nous avons droit au compte-rendu de leurs échanges où s’exprime une véritable inquiétude pour un monde qui ne tourne pas rond.
Au cœur de ce livre, on trouve la question de l’islam et de son rapport avec le monde contemporain. Française et musulmane – elle précise même qu’«en ce qui me concerne, je suis française avant d’être musulmane» (p.63) – son livre est un chant d’amour à sa patrie d’adoption, dont elle a toujours entendu l’appel. «J’ai toujours ressenti une forte proximité avec la France, sa culture, sa littérature, tout ce qui fait l’identité française » (p.52). Elle dit aussi : «être Français, c’est partager un patrimoine historique commun» (p.117). Ce sentiment d’appartenance à un pays qu’elle ne définit pas seulement comme une réalité juridique mais comme une civilisation à laquelle on s’attache par toutes les fibres de son être traverse l’ouvrage. On pourrait même dire qu’il fonde la pensée de Sonia Mabrouk qui dit de mille manières que ce pays mérite d’être aimé et de durer. Cela ne l’empêche pas de croire un instant que l’islam soit compatible avec la France, pour peu qu’il trouve dans cette dernière l’occasion de se métamorphoser et de s’accoupler avec une aspiration à l’émancipation.
Qu’on ne doute pas de la fidélité de Sonia Mabrouk au monde dont elle vient.Le monde ne tourne pas rond, ma petite fille, est traversé par une nostalgie, celle de l’islam tunisien d’avant l’islamisme, dont sa grand-mère se fait le témoin ému et insistant. Ni l’une ni l’autre ne versent dans cette facilité intellectuelle qui consiste à dire que l’islamisme n’a rien à voir avec l’islam. Elle invite à parler franchement : «nous avons tellement peur de tomber dans l’écueil de l’amalgame que nous nous retrouvons tétanisés par l’idée de débattre de certains sujets» (p.213). On en comprend que l’islam doit changer pour demeurer fidèle à sa meilleure part. Mais elles refusent aussi cette autre idée fausse qui fait de l’islamisme la vérité profonde de l’islam. La grand-mère ne tolère pas la confiscation de sa religion par des fanatiques qui souvent, n’en connaissent pas grand-chose. Elle rajoute: «je n’ai pas besoin du voile pour me sentir musulmane et encore moins pour me convaincre que je suis une bonne musulmane» (p.39.) Le monde arabe n’est pas condamné non plus à céder à l’islamisme et la Tunisie, veut-elle croire, représente le laboratoire d’une modernisation démocratique de cette civilisation. On devine que cet optimisme s’accompagnera inévitablement d’une grande patience.
Le monde ne tourne pas rond, ma petite fille, est un très beau livre, celui d’une femme qui voit la France de l’extérieur et l’aime pour ce qu’elle est et a à offrir au monde, comme on le voit dans le chapitre qu’elle consacre aux lycées français implantés dans de nombreux pays où elle en profite pour livrer sa réflexion sur l’éducation en disant que «l’enseignement du latin permet de développer un rapport privilégié à l’histoire et à la langue» (p.97). Mabrouk rêve à un grand destin pour la France: elle souhaite qu’elle fasse entendre sa voix propre dans le monde, qu’elle ne se contente pas d’une existence rabougrie. Elle refuse de se dire «nostalgique d’un âge d’or» mais «regrette simplement l’absence de grands discours sur un vrai projet collectif» (p.114) Cela implique que les partis renouent avec «le sentiment national qui ne doit pas être un sujet tabou» (p.114). Mais les choses doivent changer: «il est impératif d’administrer un coup de fouet à la caravane France» (p.114). Mabrouk souhaite qu’on vante la grandeur de la France et comprend les réactions outrées contre ceux qui rêvent de raser Versailles pour en finir avec elle. Plusieurs auraient avantage à lire ce livre pour redécouvrir le patriotisme si particulier des hommes et des femmes pour qui la France a toujours été une patrie intérieure et qui ont décidé de la rejoindre, parce qu’ils ne pouvaient plus vivre sans elle. Mabrouk aurait pu lui donner pour titre: Lettres à ceux qui veulent réapprendre à aimer la France.
Le monde ne tourne pas rond, ma petite fille est aussi un livre courageux qui prend de front les grandes questions de notre temps sans multiplier les contorsions sémantiques comme le font les timorés qui se croient prudents. La pensée s’exprime clairement sans se laisser embrigader. Il pourrait inspirer ces nombreux Français qui se sont laissés convaincre au fil des ans que tout était perdu et qui n’habitent plus le monde qu’avec un patriotisme désespéré, celui d’hommes et de femmes qui ne savent plus parler de leur pays qu’en pleurant sa beauté perdue. Dans ce monde qui ne tourne pas rond, la France demeure pour bien des hommes un idéal. Il y a tant et tant de raisons d’aimer la France: Sonia Mabrouk les connait et nous les rappelle d’émouvante manière.