Après les biographies « Qui suis-je ? » de Ghelderode, Anouilh, Labiche, Feydeau et Courteline, Jacqueline Blancart-Cassou se devait de nous donner un Guitry. Auteur de théâtre, comédien, cinéaste, Sacha Guitry a vécu plusieurs vies en une, et toutes avec passion.
— Sacha Guitry est vraiment un enfant de la balle. Est-ce que cela explique certains traits de son comportement, certains aspects de son œuvre ?
— Certainement. Il n’oubliera jamais la saison théâtrale qu’il a passée, seul avec son père, à Saint-Pétersbourg. Il a cinq ans. Il sait déjà que le travail de son papa consiste à « jouer », et lui-même joue à « jouer » : il a des vêtements semblables aux costumes de scène de Lucien, et son polichinelle lui sert de partenaire. Une fois, même, il joue vraiment, dans une pantomime, au palais impérial. Plus tard, à Paris, il assiste, chaque dimanche après-midi, au spectacle auquel participe sa mère, devenue actrice après son divorce ; et le soir, dans un autre théâtre, il va embrasser « madame Sarah » (Bernhardt), avant d’admirer son père sur la scène. En vacances, il retrouve à la campagne Lucien Guitry, qui n’a pas manqué d’y inviter des amis, presque tous dramaturges. Comment Sacha ne rêverait-il pas de faire, lui aussi, du théâtre ?
Adulte, il conçoit la vie comme un spectacle. Il joue lui-même ses œuvres, assurant le rôle principal. Il ne perd aucune occasion de se montrer : galas, cérémonies, inaugurations. Il cherche, dans son épouse du moment, qui est actrice, ou qui le devient grâce à lui, une partenaire à la scène et, plus tard, à l’écran, mais aussi dans la vie, pour incarner avec elle, aux yeux de tous, l’image d’un couple heureux vivant dans le luxe ; « tout pour l’épate ! », comme l’a dit Patrick Buisson.
Son œuvre, d’autre part, reflète une profonde connaissance de tout ce qui concerne le théâtre ; nombre de ses pièces se déroulent dans le milieu du spectacle : Jean III, L’Illusionniste, Deburau, Le Comédien, On pas dans huit jours, On ne joue pas pour s’amuser, L’Ecole du mensonge, Toâ… L’auteur soulève les questions afférentes à cet art, exprime des réflexions, indique ses choix : il veut apporter « l’oubli des chagrins et des maux », il constate que : « A ceux qui font sourire on ne dit pas merci », et il en prend son parti : « Va donc, laisse la gloire à ceux qui font pleurer. »
Par ailleurs, l’écriture même de ce dramaturge est celle d’un comédien, sans cesse confronté au public. Son théâtre ignore les tirades littéraires, écrites pour être lues, et qui, à la scène, lassent les spectateurs. Il offre des dialogues très vifs, faits de répliques toujours naturelles, empruntées au langage parlé, mais qui brillent soudain de quelque trouvaille spirituelle. C’est ce qu’on appelle son style « étincelant ».
— La personnalité de son père, Lucien Guitry, a-t-elle été écrasante ou bénéfique ?
— Elle a été, en quelque façon, bénéfique parce qu’écrasante. Il adore son père, le mot n’est pas trop fort : ce père est son dieu. Adolescent, il brûle du désir de l’imiter. Vient alors le temps des déceptions réciproques : Lucien ne croit pas en son talent, refuse de l’initier lui-même à son art et s’oppose à ce qu’il joue sous son nom. Sacha se lie avec une actrice qui est de huit ans son aînée, et qui veut se venger du père en séduisant le fils. Au premier prétexte, Lucien et Sacha se brouillent. Toute la conduite de Sacha, dès lors, sera motivée par le souhait « d’épater l’adorable auteur de [s]es jours ». Non content de devenir dramaturge et d’atteindre d’emblée au succès, il se fait comédien lui aussi et force l’admiration de Lucien lui-même ! A partir de la réconciliation, qui n’intervient que treize ans après la rupture, leur relation redevient une véritable symbiose : le fils écrit des rôles pour son père, occupe la scène avec lui, ils se voient et s’écrivent quotidiennement. Après la mort de Lucien, Sacha reprendra ses rôles en s’identifiant moins à chaque personnage qu’à son père en train de l’incarner. Ainsi, la personnalité « écrasante » du père a été « bénéfique », en ce qu’elle a conduit le fils à se surpasser – au prix, il est vrai, d’un temps de séparation.
— Et les femmes ? Y a-t-il un de ses cinq mariages qui ait été heureux ?
— Tous ses mariages sont heureux au début, mais ce bonheur est de moins en moins durable – la dernière union seule faisant exception. Le mariage avec Charlotte Lysès a beaucoup aidé le début de sa carrière, mais Sacha se lasse d’être protégé ; il revendique, au contraire, le rôle de protecteur. Pour ses compagnes suivantes, de plus en plus jeunes, il est d’une générosité royale, les comble de cadeaux, les éblouit, mais se révèle jaloux et tyrannique : sa femme est sa créature, qu’il veut modeler à sa façon ; or, il la laisse souvent seule, pour se consacrer à son œuvre. Cage dorée ! Elles finissent toutes par désirer s’enfuir. Avec la dernière, arrivée tard dans sa vie, la relation est différente ; mais peut-on vraiment parler d’un mariage heureux fondé sur un amour réciproque ? Sacha a vieilli ; il admire toujours la beauté de Lana ; avec elle, il est moins dominateur, et elle sait s’imposer. Il ne tarde pas à tomber malade. Elle restera près de lui, et, comme il le lui a prédit, elle sera sa veuve.
— Entre les deux guerres, Guitry est un véritable « people », puis son arrestation à la Libération jette une ombre sur sa célébrité. Comment a-t-il vécu cette variation de la Fortune ?
— Très mal. Il a un sentiment aigu de l’injustice dont il a été victime : il avait profité de sa célébrité pour obtenir des occupants que soient libérés des prisonniers, que certains juifs échappent à la déportation, et la rumeur publique n’a retenu de ces services que « l’intelligence avec l’ennemi » qu’ils paraissaient impliquer. Faute de trouver un motif de le condamner, on le libère après deux mois de prison préventive, mais le non-lieu officiel n’est prononcé que trois ans plus tard. Ce sont « trois ans de silence » et de relative solitude, pendant lesquels il ne peut se produire en scène ni publier des œuvres. Ce qui lui est le plus pénible, c’est l’ingratitude de ceux auxquels il a rendu service : ils craignent de se compromettre en l’avouant. Certains de ses amis évitent de le fréquenter au grand jour. L’académie Goncourt, dont il fait partie, l’écarte de ses réunions. Ce n’est pas sans appréhension qu’il affronte à nouveau la scène, après le non-lieu. Un jour, près de Lyon, un commando arrête sa voiture pour l’obliger à aller s’incliner devant une plaque consacrée à des résistants fusillés. Toutes ces humiliations le rendent irritable, le poussent à la misanthropie, bien visible dans les films qu’il réalise à cette époque, tels que La Poison ou La Vie d’un honnête homme.
— Guitry n’a pas participé au renouvellement de l’art dramatique dans les années 20-30, mais s’est engagé pleinement dans le cinéma. Pourquoi cette orientation ?
— Pour Guitry, qui, en cela, se recommande de Molière, « la grande règle de toutes les règles » est de plaire. Il ne cherche pas à renouveler l’art du théâtre, ce qui déconcerterait le grand public dont il reste l’auteur favori. S’il s’est intéressé de bonne heure au cinéma, c’est seulement pour sa fonction documentaire : il a réalisé dès 1915 un petit film où l’on voit en mouvement des artistes ou écrivains contemporains. Le cinéma de fiction, très inférieur au théâtre, à ses yeux, aussi longtemps qu’il reste muet, commence à l’intéresser quand il devient parlant : il y voit le moyen de faire connaître en province les spectacles parisiens, et de les éterniser. En 1935, il adapte au cinéma sa pièce Pasteur, et continuera désormais à enregistrer de même ses créations théâtrales. Mais, dès la même année, il se risque à écrire un scénario destiné directement au cinéma, et s’en remet, pour la mise en scène, à un spécialiste ; puis, très vite, il se sent capable de réaliser des films à lui seul, comme scénariste, metteur en scène, et interprète. Et il se passionne pour ce nouveau métier.
— Guitry est souvent cité aux « Grosses Têtes », depuis des décennies. Est-il vraiment l’auteur de tous les bons mots qu’on lui prête ?
— Peut-être lui en prête-t-on parfois qui ne sont pas de lui, mais « on ne prête qu’aux riches »… Son œuvre, sa correspondance, sa conversation, fourmillent de bons mots, qui sont le plus souvent des jeux sur le double sens d’un mot ou d’une expression. Il évoque par exemple la misogynie qu’on lui reproche, en disant qu’il est « contre les femmes, tout contre » ; quand, sous l’Occupation, il tente de ruser avec ses interlocuteurs allemands, il déclare : « Puisqu’on ne peut pas les foutre dehors, essayons de les foutre dedans » ; il n’est pas jusqu’à sa mésaventure de 1944, qui ne lui ait inspiré une plaisanterie restée célèbre : « La Libération ? J’en ai été le premier prévenu. »
— Soixante ans après la mort de Sacha Guitry, quelles pièces et quels films faut-il voir pour se faire une juste idée de son talent ?
— Parmi ses nombreuses pièces, celles qui ont revu le jour durant la dernière décennie, mises en scène par Bernard Murat au théâtre Edouard VII, sont particulièrement caractéristiques : il s’agit de Mon père avait raison, Faisons un rêve, et Quadrille. Elles montrent, respectivement, la relation père-fils que les Guitry ont vécue, le personnage du séducteur habile et sûr de lui, tel que l’auteur le conçoit, enfin la femme vue par ses yeux, infidèle et irresponsable. Il faudrait y joindre Deburau, où, à propos de ce mime célèbre, l’auteur exprime sa passion du théâtre.
Au cinéma, on aurait plaisir à revoir les grandes fresques historiques, dont Si Versailles m’était conté… est la première. Mais l’un de ses meilleurs films est Le Roman d’un tricheur, dont la conception a été imitée par Orson Welles, et très appréciée par François Truffaut et les critiques de la « Nouvelle Vague ». On considère aussi comme des chefs-d’œuvre les films de la dernière période, La Poison, sorte de farce macabre, La Vie d’un honnête homme, œuvre ricanante et désespérée, Assassins et voleurs, comiquement cynique : le pessimisme de Guitry, accru par les épreuves et par la maladie, est à l’origine d’un humour noir, qui s’apparente à celui d’Allais ou de Jarry, tout en demeurant très personnel.
Propos recueillis par Samuel Martin – Présent
- Jacqueline Blancart-Cassou, Sacha Guitry, Pardès, « Qui suis-je ? ». 130 pages, 12 euros.
-Photo de tête : Un couple « people » : Yvonne Printemps et Sacha Guitry (1929). Ils se séparent en 1932. De leur couple Guitry dira : « L’amour ? Oh oui, bien sûr… Mais surtout, ce fut une telle réussite… »