Un lecteur de Montaigne

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Par Jacques Robichez

 

Georges Laffly n’avait pas cité Montaigne dans Mes livres politiques (1). Il comble aujourd’hui cette lacune et publie un Montaigne libre et fidèle de grande qualité (2).

Il y a des critiques parfaitement transparentes d’où la personnalité du critique est absente. Il y en a d’autres où il est au contraire tellement présent qu’il fait presque oublier l’objet de son étude. Quand Giraudoux, dans Littérature, prétend expliquer Racine, Laclos ou Nerval, il ne cesse en réalité de nous parler indirectement… de Giraudoux. On finit par se demander quand, comment il a lu Phèdre ou Les Liaisons dangereuses. Pour Nerval on ne se le demande même plus, puisqu’il a écrit à propos d’Aurélia : « Il est une catégorie d’écrivains auxquels notre imagination a réservé en nous une place si sûre, qu’il nous paraît parfois presque superflu, non certes qu’ils aient existé, mais que nous les lisions. »

Laffly est à mi-chemin de ces deux manières. Certes il a lu de près Montaigne, il nous renseigne précisément sur les Essais, mais aussi sur lui-même, ses goûts, ses convictions : libre, alerte, décidé, à l’aise.

Il est chez lui dans les Essais. Montaigne, qui est le prince des propos aisés, nous a prévenus, dès l’avis au lecteur, qu’il n’écrit que pour les intimes, que le public n’a que faire d’un ouvrage « si frivole et si vain » et qu’on ferait bien de ne pas aller plus avant que cette surprenante préface. C’est commencer par un sourire, une taquinerie et Laffly semble s’en autoriser pour parler librement, lui aussi, d’un auteur qui se livre à nous avec tant de bonne grâce.

Il observe dans les Essais la réaction à trois nouveautés qui caractérisent le siècle : la découverte de l’Amérique, une approche plus serrée de l’Antiquité, la Réforme. Mais rien n’est simple chez Montaigne. Non que l’on puisse mettre en doute sa sincérité. A de rares exceptions près (soigneusement notées par Laffly), il est sincère et, pour cela même, dans ses réflexions et ses humeurs, il abonde en contradictions, en vues bizarres, en conclusions hasardeuses. Tout cela, Laffly le relève sans timidité, dans une sorte, lui aussi, de taquinerie amicale.

Montaigne, si fin, étonne parfois par de singulières naïvetés ou de fragiles paradoxes. Ses idées sur le mariage, sur l’inconvénient d’épouser une jolie femme et de l’aimer d’amour (non-sens qu’on retrouvera encore chez Balzac), ces idées sont connues. Mais voici autre chose : une argumentation qui prétend combattre la fatuité naturelle de l’esprit humain et démontrer que l’homme n’est pas autant qu’il le croit supérieur aux animaux. Les bêtes, si on l’en croit, ont leur civilisation, leur sagesse et même leurs dieux !

Oui, leurs dieux, en voici la preuve : « Les éléphants ont quelque participation de religion d’autant qu’après plusieurs ablutions et purifications, on les voit haussant leur trompe comme des bras et, tenant les yeux fichés sur le soleil levant, se planter longtemps en méditation et contemplation, à certaines heures du jour, de leur propre inclination, sans instruction et sans précepte. » Telle est l’oraison des éléphants ! Leur piété est particulièrement démonstrative, mais, dit Montaigne, « pour ne voir aucune telle apparence ès autres animaux, nous ne pouvons pourtant établir qu’ils soient sans religion ».

Laffly s’amuse à voir un grand esprit se satisfaire de pareilles calembredaines et s’emploie tant bien que mal à concilier celles-là avec l’orthodoxie de son auteur. Mais enfin, les hommes du XVIe siècle étaient ainsi faits. On avait beau vivre dans la familiarité de Platon et d’Aristote, on croyait à beaucoup de choses qui nous semblent des enfantillages, aux pérégrinations du Juif errant et à bien d’autres légendes, fruits de la crédulité populaire. Montaigne, à cet égard, est de son temps. Tout ce que l’on racontait du Nouveau Monde lui était une occasion d’admirer et de faire la leçon aux Français, trop facilement contents d’eux. Cela n’allait pas sans quelques faux pas à l’écart du bon sens. Le chapitre des « Cannibales » (les indigènes des côtes du Brésil actuel) en est plein. Laffly n’en manque pas un.

Car enfin, y a-t-il tellement lieu de s’ébahir devant ces ancêtres de nos Brésiliens parce qu’ils ignorent toute espèce de littérature, d’alphabet, parce qu’ils n’ont pas de lois, pas de contrats, pas de magistrats ? Et n’est-il pas curieux que ce soit un magistrat qui les en félicite, un magistrat gascon qui les admire de vivre sans pain, sans sauces et sans vin ? Qu’ils aillent tout nus, grand bien leur fasse ! Mais rien qui ressemble à une organisation de la vie ! l’idée même d’une structure familiale inconnue ! la polygamie ! les enfants nourris en commun sans jamais savoir combien ils ont de pères ! Bref, c’est « l’état de nature », une société a-sociale et par là, paraît-il, parfaitement pure : « Les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon, inouïes. »

Un âge d’or, en somme, avec d’innombrables agréments, aucune incommodité, quelques détails, il est vrai, moins riants, comme l’usage de dépecer l’ennemi vaincu et de le servir rôti au festin de la victoire (mais Montaigne prétend que nous avons fait pis pendant les guerres de religion).

Georges Laffly, on le comprend, n’a pas besoin de commenter longuement le chapitre. Il se contente de rappeler que cette constante dépréciation de l’Europe connaît au temps de Rousseau et des prétendues « Lumières » une fortune persistante. (Diderot, entre autres, s’en inspire pour le Supplément au voyage de Bougainville). Elle prospère au XIXe siècle et vient nourrir l’anticolonialisme triomphant d’aujourd’hui. Voilà Montaigne enrégimenté comme une précieuse recrue par la critique hostile au christianisme et à l’identité française. Il ne l’a pas volé !

Mais Laffly a suffisamment souri de ses fantaisies. Il n’entend pas qu’il reste l’otage des « libres penseurs » et semble leur dire : « Doucement, méfiez-vous, cet allié vous causera des mécomptes ! »

Car le même Montaigne, si bien accueilli par l’opinion « correcte » moderne, prend sur des sujets importants des positions très propres à la faire souffrir. Comme le bonhomme Chrysale, il réserve au sexe mâle l’acquisition du savoir. Il n’a pas un instant l’idée que l’autre sexe puisse s’évader des soins du ménage. Nos femmes ministres, s’il en concevait de telles, lui paraîtraient des êtres mythologiques. Les dames ont, selon lui, le jugement moins sûr que les hommes, il est juste que ces derniers se réservent de « gouverner les affaires du monde ». Et ses restrictions ne s’arrêtent pas là. Il est loin de l’ingénieux projet du baccalauréat pour tous. L’instruction, bonne pour quelques privilégiés, n’est pas l’affaire des « gens de basse fortune » qui n’y chercheraient que leur intérêt matériel.

Montaigne n’est pas un homme qui plaît aux uns et déplaît aux autres. Sa pensée échappe à tout système : « On ne peut proposer un trait qui le peigne sans être aussitôt contraint d’en avancer un autre qui corrige et contredit le premier. » Le Nouveau Monde l’émerveille, mais en rêve, vu de sa librairie, et les « blanches caravelles » ne l’ont, pour lui-même, jamais tenté. Bien plus, cet infatigable curieux est un conservateur invétéré : « Je suis, écrit-il, dégoûté de la nouvelleté, quelque visage qu’elle porte et ai raison car j’en ai vu des effets très dommageables. » Cela vaut pour la politique : il est docile, sans réserve, aux lois du royaume. Cela vaut aussi pour la religion. Non seulement il prend parti pour Rome contre la Réforme, il va plus loin, il s’interdit de discuter « certains points de l’observance de notre Eglise qui semblent avoir un visage ou plus vain ou plus étrange ». C’est tout ou rien. Le doute sur un détail ébranle l’édifice entier de la croyance et ne prouve que « notre bêtise et ignorance ».

Tel est le Montaigne intégralement catholique et monarchiste, le Montaigne fidèle que fait revivre Georges Laffly, grave sur ce sujet, autant qu’on l’a vu libre et familier sur d’autres : un lecteur, en somme, comme on imagine que Montaigne, malgré sa préface, devait en souhaiter.

 

(1) Paris, Publications François Brigneau, 1992.

(2) Le Barroux, Editions Sainte-Madeleine, 1997.

 

Lu Dans Présent

 

 

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