Elle n’a pas voulu de blanc et a préféré revêtir une robe bustier bleu électrique. La couleur préférée de Casanova Agamemnon. Le 27 novembre 2017, Nadège, 46 ans, a dit “oui” à celui qu’on surnomme “Cajo”, 68 ans. Le couple est entouré de neuf invités, des membres de la famille, des amis et de Marie-Claire, une religieuse proche de Nadège. La cérémonie débute à 14 heures puis s’achève vers 16h30, autour d’une pièce montée. “C’était (trop) magnifique”, confie la mariée à franceinfo. A un détail près : l’échange des consentements ne s’est pas fait dans une mairie ou une salle des fêtes, mais au parloir du centre de détention du Port, sur l’île de La Réunion.
C’est ici, dans le nord-ouest de l’île française, que Casanova Agamemnon – jugé pour le meurtre de deux personnes, son frère et son patron – est enfermé. Il y a été transféré en 2014, après avoir écumé un grand nombre de prisons en métropole, et purge une peine de réclusion criminelle à perpétuité. Il y a quelques semaines, il a déposé une nouvelle demande de libération conditionnelle, sa 23e depuis les années 1990. “Si aujourd’hui, il ne sort pas, c’est que personne ne veut qu’il sorte”, soupire son avocat, maître Benoît David. Après 48 années de détention, son conseil estime qu'”il a bien fait son temps”. Le Réunionnais hérite même du titre du plus ancien détenu de France, car un autre prisonnier, Maurice Gateaux, incarcéré depuis 1965, a, lui, bénéficié d’un aménagement de peine pour raisons de santé et se trouve maintenant dans un Ehpad.
Dans son bureau parisien, Benoît David tente une description physique de son client : “Il est grand, balèze, a des yeux bleu acier, une belle tête et une grosse voix. Il a beaucoup de charme”. Une carrure impressionnante, qu’il a façonnée en prison à coups de séances de musculation et de longues promenades.
A 15 ans, Casanova, s’il n’a pas encore la même musculature, ne s’en laisse déjà pas compter. Claude Najède le rencontre adolescent, alors que la famille Agamemnon, qui compte quatre enfants – trois garçons et une fille – quitte le quartier de La Confiance à Saint-Benoît pour un lotissement à Bras-Fusil, dans la même commune. Nous sommes dans les années 1960. Le père est planteur puis ouvrier communal, la mère ne travaille pas. “C’était un gentil garçon, il était tranquille et nous aimait beaucoup”, assure la cousine de Casanova, Micheline Lhomond. “C’était un garçon comme n’importe quel jeune, il n’avait pas d’animosité, n’était pas vulgaire”, raconte Claude Najède. Un signe le distingue cependant des autres, selon son ami : son refus de l’injustice.
Depuis très jeune, il n’aime pas l’injustice. Il ne pouvait pas encaisser.Claude Najède, ami d’enfance de Casanova Agamemnonà franceinfo
Claude Najède se souvient en particulier d’une anecdote. “C’était un dimanche, un jour de fête foraine. On est tombés sur un monsieur, un gros bras, qui se bagarrait avec quelqu’un de moins costaud que lui. On est intervenus pour les séparer”. Le “gros bras” propose alors à Casanova de prendre la place de son adversaire. “Et là, Casanova a dit : ‘Je vais prendre sa place parce que vous abusez de quelqu’un qui est plus faible que vous'”, poursuit Claude Najède. “Le gros bras a pris une raclée”, en rigole-t-il encore.
A 19 ans, la perpétuité
Celui qui habite aujourd’hui encore à Saint-Benoît part à l’époque au lycée à Saint-Denis. Son ami, lui, devient apprenti cuisinier au restaurant Le Cheval Blanc, également situé à Saint-Denis. “Le jeudi, on n’avait pas cours alors j’allais le voir. Il était content”, se souvient Claude Najède. En 1969, Casanova a 19 ans et son destin bascule. Un jour, son patron, Paul Pothin, l’accuse de vol. Le jeune homme lui tend un guet-apens et le poignarde à mort. Le 10 mai 1969, il est placé en détention provisoire. Quelques mois plus tard, le 16 octobre 1970, a lieu son procès. “Il a toujours expliqué qu’il était persuadé que, lors de son altercation avec son patron, celui-ci détenait une arme. Et il l’aurait poignardé car il se sentait en danger”, raconte le site Clicanoo. Les assises de La Réunion le condamnent à la réclusion criminelle à perpétuité.
Il était mineur à l’époque et il a pris perpétuité. Il lui a mis juste un ou deux coups de couteau. C’est pas accompagné de torture, d’actes de barbarie. C’est terrible, il l’a tué. Mais on est sur quelque chose qui est assez simple.Benoît David, avocat de Casanova Agamemnonà franceinfo
“De toute façon, le dossier a été bidonné, falsifié”, grommelle Claude Najède, qui refuse d’en dire plus par téléphone mais fait clairement comprendre qu’il reste, selon lui, des zones d’ombre dans ce dossier. Détenu à La Réunion, Casanova est transféré en 1973 en métropole, après avoir été condamné en mai 1972 pour des faits d’évasion. “Il profite d’une évasion d’une bande de détenus qui durera sept jours”, raconte RTL dans une émission consacrée au prisonnier. Il fera le tour des QHS, les quartiers de haute sécurité. Le 5 mai 1985, à 35 ans, Casanova Agamemnon obtient une libération conditionnelle et revient sur son île natale dans la foulée.
C’est le choc. Son île a changé, ses parents sont morts entre-temps. “Il ne savait pas compter les francs, il ne maniait pas l’argent, alors je lui faisais ses courses”, se rappelle Claude Najède. “On l’aidait. J’ai essayé de le faire bosser, il voulait passer son permis”. Le 26 février 1986, une dispute éclate avec sa compagne de l’époque. Un coup de feu part, accidentel selon Casanova. Il informe qu’il part chercher les secours. En réalité, il la laisse, grièvement blessée, et s’en va trouver son frère Joseph sur le chantier où ce dernier travaille puis l’abat. Pour une histoire d’héritage de terres. “Moi, je n’y crois pas, à cette histoire d’héritage. On n’en parlait pas avec lui. Ça a été monté par d’autres membres de la famille”, veut croire Claude Najède. “Son frère voulait que Casanova n’ait rien et avait aussi l’intention de le tuer. Donc, il m’a dit : ‘J’ai un peu pris les devants'”, avance, de son côté, son avocat. Après avoir tué son frère, Casanova s’enfuit et disparaît des radars de la police.
Claude Najède apprend la nouvelle au volant. “Je me dis : ‘Mais qu’est-ce qui se passe encore ?'” L’homme arrive chez lui et prend son courrier. “Je vois une enveloppe. Il y a 10 000 francs dedans et il y a écrit : ‘Cajo pour Claude'”. Le lendemain, sa femme part à la banque ouvrir un compte pour y déposer la somme. Quelques jours après, un jeune homme vient le voir et l’informe que “Cajo a demandé de l’argent”. Il lui en donnera, avant que la même scène se reproduise trois jours plus tard. “Je lui ai dit : ‘il y a un souci et je n’ai pas donné'”, assure-t-il. Pendant ce temps, tous les policiers de l’île traquent Casanova, qui bénéficie de plusieurs complicités. Sa cavale va durer trois mois.
Les forces de l’ordre ne laissent rien passer et organisent des barrages partout sur l’île. “On fouillait les maisons, on montait des planques”, raconte le commissaire divisionnaire Daniel Thirel, ancien chef de la Sûreté départementale de l’île. Le 27 mars, une femme de policier vient se plaindre qu’elle a été violée par un homme qu’elle a reconnu comme étant Casanova Agamemnon.
Ce n’est que quelques semaines plus tard que l’étau se resserre. “On a eu un renseignement comme quoi il était logé à Saint-Benoît. Quelqu’un nous a dit qu’il avait remarqué qu’un petit jeune achetait plus que pour lui seul, il prenait par exemple deux pains”, se rappelle Daniel Thirel. Une surveillance s’organise autour de la maison et, le 18 mai, Casanova est interpellé non sans mal. Un policier lui tire deux balles dans les jambes pour le neutraliser mais le fugitif parvient à rentrer dans la maison, prendre son arme et tente de se suicider. Conduit à l’hôpital, il est jugé le 22 juillet 1988 et condamné à dix ans de réclusion pour le meurtre de son frère. Il est en revanche acquitté du viol dont on l’accusait. “C’est une bête féroce”, lâche dans son réquisitoire l’avocat général.
Le 8 novembre 1988, Casanova embarque pour la métropole pour y purger sa peine. En 1991, il peut à nouveau déposer des demandes de libération conditionnelle, qui sont systématiquement refusées. Le détenu sombre dans l’oubli. Son histoire resurgit dans l’actualité à la faveur d’une lettre. Des proches de Casanova contactent en 2012 Jérôme Talpin, rédacteur en chef du Journal de l’île de La Réunion, et lui font comprendre qu’il cherche à revenir sur son île natale. “Agamemnon à La Réunion, c’est une figure qui fait peur. J’ai commencé à m’y intéresser”, raconte le journaliste. En réalité, Casanova cherche à rentrer depuis un bout de temps sur son île mais tout est bloqué. “On lui dit que pour une libération conditionnelle, il faut un projet de réinsertion à La Réunion mais le parquet de l’île refuse qu’il revienne pour risque de trouble à l’ordre public”, se souvient Benoît David.
En novembre 2012, Jérôme Talpin reçoit les réponses aux questions qu’il a envoyées par courrier à Casanova. Ce dernier s’estime “oublié” et se dit “victime d’une justice parallèle et discriminatoire”.
Malgré les années en prison, Casanova ne sombre pas. “Il est parfaitement lucide, il est tout à fait au clair dans sa tête. Lorsque je l’ai rencontré la première fois, j’ai eu l’impression qu’il venait de rentrer en taule”, note son ancien avocat, Etienne Noël.
Le 25 mars 2014, Casanova gagne une première bataille en obtenant son transfert à La Réunion.
C’est quelques semaines plus tard que le détenu fait la rencontre, au parloir, de Nadège Lhomond, la fille de sa cousine Micheline. “La première fois que je l’ai vu, il était tellement beau”, raconte Nadège. “Comment quelqu’un peut-il être enfermé aussi longtemps et être comme il est ?”, s’interroge-t-elle. Elle assure avoir discuté avec lui de ses actes passés. “Il me dit qu’il a beaucoup de regrets, que ce n’est pas parce qu’il ne parle pas qu’il ne souffre pas. Je l’ai vu pleurer une fois devant mes enfants”, raconte-t-elle, persuadée que jouer avec eux remue “des choses qu’il n’a pas pu connaître”. Nadège lui avoue ses sentiments le 24 septembre 2014, elle a encore la date en mémoire. Casanova demande à réfléchir. “Il m’a dit : ‘Tu sais, je suis enfermé, je n’ai pas de vie, je ne voudrais pas te faire du mal'”. Finalement, c’est en février 2015 qu’a lieu “le premier baiser”, puis le mariage donc en novembre 2017.
Malgré cet heureux événement, le quotidien en prison reste inchangé pour Casanova, qui fait essentiellement du sport et lit aussi beaucoup, “des magazines d’actualité mais aussi de nature”, confie un surveillant pénitentiaire. Le maton loue “son comportement exemplaire”. “Il s’entend bien avec tout le monde. Il a même incité les autres détenus à jouer aux échecs. Si on avait 507 détenus comme lui, ce serait beaucoup plus facile de travailler”, raconte un autre gardien. Lui aussi a du mal à comprendre comment Casanova n’est pas devenu fou après quarante-huit ans de détention. “Il doit être très fort dans sa tête”.
“Il a envie de vivre, il a envie de sortir, de connaître la liberté”, ajoute ce surveillant de prison. Si Casanova Agamemnon est libéré, sa femme, restauratrice à Saint-Benoît, s’est engagée à le faire travailler bénévolement dans son établissement. Mais que se passera-t-il si sa dernière demande de libération conditionnelle, dont on n’attend pas les résultats avant plusieurs mois, n’aboutit pas ? “Il faudra convoquer la presse et puis on fera une demande de grâce, c’est aussi une option”, explique Benoît David. “J’ai peur, je crains le pire, même si j’ai dans la tête qu’ils ne pourront pas le garder éternellement”, analyse Claude Najède. “On ne demande qu’à vivre”, soupire Nadège Agamemnon, qui refuse de dormir dans le lit conjugal tant que son mari n’est pas libéré. “Il me dit souvent : ‘Si je meurs, je ne veux pas être enterré, enfermé dans la terre, je veux que l’on brûle mon corps et après tu feras ce que tu veux des cendres'”.
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