On pourra, en se plongeant dans la nouvelle édition des Cinq Livres des faits et dits de Gargantua et Pantagruel sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard, retrouver à chaque page ce paradoxe qui n’en est pas un, entre l’expression de l’excès d’une part et la recherche de la mesure d’autre part, entre la profusion presque angoissante des énumérations interminables et la dispute érudite et comique, entre la tératologie scatologique des festins, des batailles, des copulations, des explorations d’îles fantastiques et le désir de précision, de méthode et même de douceur qui s’exprime dans la fondation de l’utopie libertaire de l’abbaye de Thélème ou, sur un mode plus paillard, par la quête de Panurge dans le Tiers Livre, entre éloge de la dépense et recherche de la femme idéale.
Cette nouvelle édition très complète, à défaut d’apporter des révélations, offre des angles inédits pour explorer ce continent Rabelais réduit hélas à quelques extraits pour les manuels scolaires. Et encore, dans le meilleur des cas, quand une réforme du collège ne fait pas disparaître « les buveurs très illustres » et autres « vérolés très précieux » dans des usines à gaz interdisciplinaires. Oui, lire Rabelais, c’est ne pas se laisser prendre au piège ambigu des « paroles gelées » du Quart Livre et, sur la question centrale de l’éducation, voir que ce sont les scoliastes de son temps qui ressemblent à nos modernes et l’enseignement révolutionnaire de Ponocrates qui serait désigné comme affreusement néo-réac.
Les Cinq Livres des faits et dits de Gargantua et Pantagruel de Rabelais, édition intégrale bilingue établie sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard, Quarto/Gallimard, 2017.