Souvenirs d’atelier – Gustave Moreau, Georges Rouault.

 

Tant leurs œuvres paraissent différentes, tant l’un semble appartenir au XIXe et l’autre au XXe, on oublie que Rouault (1871-1958) a été un élève de Moreau (1826-1898) mais aussi un de ses amis fidèles. Leur fréquentation est brève : Rouault intègre son atelier aux Beaux-Arts en 1892, jusqu’à la mort du maître en 1898. Rouault sera le conservateur du musée de la rue La Rochefoucauld mais, surtout, le dépositaire d’une amitié et d’une conception de l’art.

Quelques toiles de Gustave Moreau sont célèbres. L’Apparition (celle de la tête de Jean-Baptiste à Salomé), Jupiter et Sémélé… Le public aime ce peintre un peu représentatif du symbolisme et très syncrétique dans son inspiration. Mais le connaît-il ? Le connaît-on ? Gustave Moreau est un peintre mal servi. Les reproductions donnent à ses œuvres un brio qu’elles ne cherchent pas à avoir, les cadres d’époque les alourdissent et les éteignent. Peu m’importe que le maître les ait choisis lui-même. Ses toiles ne méritent pas ces bordures noirâtres qui en font autant de faire-part de décès, et de son musée un oppressant hôtel. Il faudra un jour voir Moreau ressusciter dans des cadres qui ne tuent pas sa peinture.

Georges Rouault n’est guère mieux loti par une postérité marginale. Les expositions qui lui sont dédiées sont rares, fréquentes à l’étranger, petites en France. Le Centre Pompidou avait donné un aperçu de ses débuts (« Hommage à Georges Rouault : L’effervescence des débuts », voir Présent du 2 août 2008), mais, sur le site du musée, la fiche consacrée à l’artiste indique qu’il est « né en 1971 et décédé en 1958 ». Négligence de l’histoire à l’égard d’un peintre dont l’art n’a rien pour plaire au grand public – « sorte de Léon Bloy de la palette », écrivait Raymond Escholier (Bloy et Rouault furent de grands amis, cela grâce à Moreau qui avait Le Désespéré dans sa bibliothèque : Rouault le lut et rencontra l’auteur.)

Grâce à cette exposition, on découvre différentes facettes de Rouault, tant techniques qu’inspiratives. Le Rouault fuligineux (Paysage de nuit, ou Le Bon Samaritain), le Rouault à glacis (magnifique Nu aux jarretières rouges), le Rouault empâté (La Sainte Face, Nocturne chrétien). Et différentes facettes de Moreau, peintre complexe et plus varié qu’on l’imagine : paysage atomisé (La reine Thomyris), tableau peint au couteau et non pas peint minutieusement sur un dessin à la mine de plomb : La Parque et l’Ange de la Mort – esquisse ? ébauche ? tableau achevé ? Et voilà rapprochés deux peintres qui n’eurent pas que des thèmes communs mais aussi des façons d’utiliser la palette, le couteau et les brosses.

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« La bienheureuse obscurité »
Rouault a rendu hommage à Moreau dans plusieurs écrits, rassemblés et réédités en 2015. On y découvre, d’abord, un maître très attentif à la croissance de ses élèves. « Il nous apprit à discipliner notre volonté sans méthode préconçue ; à avoir respect de certaine vision intérieure ; il nous donna le goût d’un parfum d’héroïsme ou d’une réalité assez racée et haute si, bien entendu, nos dons nous permettent d’y atteindre… » Avec eux il va au Louvre, il sollicite leur avis sur tel ou tel tableau afin de mieux les cerner, de les aider à formuler une pensée picturale. Rouault a peint des tableaux très marqués par son maître (Stella Matutina et Stella Vespera, 1895) mais, quand il prend son envol, Moreau le suit du regard avec intérêt.

Devenu membre de l’Institut sur le tard (à 62 ans), professeur aux beaux-arts encore après (à 66 ans), Gustave Moreau n’a rien du peintre officiel, enseignant et gardien de la doctrine. Il prône l’œuvre personnelle et l’exigence, comme le montrent maints propos rapportés par Rouault : « La solitude, la bienheureuse obscurité en face de l’incompréhension des gens qui défendent les formules à succès, tout cela a son bon côté… Quand on n’aime pas ce que vous faites, vous avez l’avantage de pouvoir librement vous épanouir et développer ; je vous souhaite le succès tardif ; vous ne subissez alors aucune influence déprimante. »

Cette amicale intelligence de Gustave Moreau explique qu’il fut le maître de quelques-uns de nos talents originaux. Sous les verrières de son atelier de l’école des beaux-arts se préparèrent les futurs fauves et apparentés (Matisse, Marquet, Manguin…), et des talents inclassables comme Rouault. A cette sphère artistique appartient encore George Desvallières, auquel le Petit Palais prépare une exposition pour la mi-mars.

Souvenirs d’atelier – Gustave Moreau, Georges Rouault. Jusqu’au 25 avril 2016, musée Gustave Moreau.
Georges Rouault, Gustave Moreau, Rumeur des Ages, 2015. 64 pages, 10 euros.

Informations pratiques : Musée national Gustave Moreau, 14 rue de La Rochefoucauld 75009 Paris.

Tél : +33 (0)1 48 74 38 50.

Ouvert tous les jours sauf le mardi ; lundi, mercredi, jeudi de 10h à 12h45 et de 14h à 17h15, vendredi, samedi, dimanche de 10h à 17h15. Tarif : 6 € (réduit : 4 €).

Samuel Martin – Présent

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