A Buda, près du quai Raoul Wallenberg, on peut découvrir un très beau bâtiment longiligne, à la façade claire, de deux étages. Il est situé au pied du palais royal qui domine la ville. Derrière la porte d’entrée vitrée, un squelette attend les visiteurs. C’est le Musée Semmelweis d’histoire de la médecine. Sur l’autre rive, à Pest, on trouve aussi une université Semmelweis.
Les guides hongrois mentionnent que l’écrivain français Céline a consacré sa thèse de docteur en médecine à ce médecin du XIXe siècle, aujourd’hui infiniment moins célèbre (sauf à Budapest, bien entendu) que son biographe français.
Car la thèse de Céline, signée alors de son vrai nom, Destouches, n’est rien d’autre qu’une courte biographie de ce médecin hongrois. Thèse médiocre du point de vue purement médical, mais ouvrage prometteur sur le plan littéraire. Même si le jeune Louis Destouches ne s’y livre pas – matière oblige – à cet artifice de mots et de formules « qui ont transformé la façon de penser et d’écrire le roman (…) à un degré tel que plus rien ne saurait être comme avant » (Introduction aux Ecrits polémiques, éditions 8, 2012).
L’université Semmelweis.
Il est certain que le mince fascicule du futur docteur Destouches n’a guère fait avancer la recherche médicale. Mais, après le succès de ses deux premiers romans, le Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, Céline a donné à publier sa thèse, en 1936, dans une version légèrement modifiée. Ce qui la met en perspective, dans son œuvre plus globale.
Au départ, Céline incorpore La Vie et l’œuvre de Semmelweis dans son premier pamphlet, un ouvrage anticommuniste intitulé Mea culpa. Quel rapport entre Semmelweis et le communisme ? Aucun, serait-on tenté de dire.
Toutefois l’apport irremplaçable de Semmelweis à la médecine, c’est son approche expérimentale et statistique. Semmelweis – avant Pasteur – découvre la théorie microbienne des contagions, par l’observation purement statistique du nombre de décès provoqués par les fièvres puerpérales, à la suite des accouchements. A partir d’une collecte d’informations sur les conditions d’hygiène de ces accouchements, il parvient à établir une corrélation avec l’existence, l’accroissement, ou la réduction de ces risques. Et, au fond, le Mea culpa de Céline sur le communisme ne découle-t-il pas du même raisonnement ? Il faut observer le communisme et, par l’expérience, tirer les leçons de ses réalisations : « Une Révolution faut la juger vingt ans plus tard. » Et finalement, Semmelweis face aux fièvres puerpérales ou Céline face au prurit communiste, c’est donc un peu la même approche.
Si Céline considérait que son pamphlet anticommuniste était indissociable de son étude sur Semmelweis, c’est qu’il y avait autre chose que l’explication habituellement donnée, à savoir la brièveté des deux textes permettant, en les réunissant, comme l’avait fait Denoël, de publier un « vrai » livre.
En 1937, un éditeur américain veut traduire Mea culpa. Céline refuse la dissociation de son Semmelweis : « L’un est l’arrière-plan de l’autre », lui écrit-il.
Autre remarque, que l’on trouve évoquée dans la préface érudite des Ecrits polémiques : Mea culpa n’est pas antisémite. « Avec les juifs, sans les juifs, tout ça n’a pas d’importance ! », écrit-il, alors qu’on sait que nombre de dirigeants bolcheviques de l’époque sont issus de la minorité juive de Russie. Or Semmelweis a un nom à consonance juive. Il était en fait d’origine allemande. Mais dans la Hongrie du XIXe siècle, et spécialement à Budapest (comme à Vienne, où il était parti faire ses études), le nombre de juifs était important. Et d’une certaine façon, en s’intéressant à Semmelweis et en couplant Mea culpa et le nom de Semmelweis, Céline tournait le dos, à cette époque, à l’antisémitisme, ou marquait pour le moins une indifférence à ce thème. D’où sa réputation d’écrivain de gauche (non communiste, désormais), appuyée aussi sur son Hommage à Zola de 1933.
Et pourtant Bagatelles pour un massacre qui me semble, littérairement parlant, le meilleur de ses pamphlets ou en tout cas le plus intéressant, le plus riche en références littéraires, journalistiques, politiques et géopolitiques (115 pages de notes explicatives dans l’édition critique de Régis Tettamanzi !), date de 1937. Un an tout juste après son Mea culpa – Semmelweis.
Mais revenons au médecin Semmelweis, qu’honorent les Hongrois. Le Semmelweis de Céline est un ouvrage dans lequel il fait parler son héros, ce qui n’est pas banal pour une thèse de médecine : « Le destin m’a choisi pour être le missionnaire de la vérité. » Céline considère le médecin hongrois comme un modèle et une référence : «Il est probable qu’avec d’infinies variantes, je passerai ma vie à raconter les innombrables existences de P.I. Semmelweis ! (…) Je suis bien content d’avoir pu trouver encore cette toute petite lumière et je voudrais bien qu’elle dure autant que moi-même ! »
Semmelweis pamphlétaire et médecin
L’homme était né en 1818. Il est mort près de Vienne en 1865. Médecin au service d’obstétrique d’un hôpital viennois, il est amené à s’interroger sur les causes des fièvres post-accouchement et du nombre élevé de décès en découlant. En 1847, le taux de décès était monstrueusement fort, dans son service : 18 %. Et très étrangement, les femmes qui accouchaient par exemple dans la rue, voire dans un autre service du même hôpital, avaient un risque de décès qui chutait aux alentours de 3 %. Semmelweis va étudier toutes les explications possibles : le confinement, l’organisation du service, la formation des médecins, la position des femmes pendant l’accouchement, etc. Mais la lumière va lui venir le jour où l’un de ses amis, un professeur d’anatomie, se blesse accidentellement au doigt, pendant une dissection de cadavre, et meurt d’une infection peu après. L’autopsie de son ami montra qu’il était décédé de la même pathologie que les femmes ayant accouché. Or les médecins et les étudiants qui pratiquaient les autopsies réalisaient aussi les accouchements et apportaient donc dans les salles d’accouchement des miasmes que l’on ne qualifiait pas encore de microbes. Les médecins tuaient leurs patientes.
Semmelweis va édicter des règles d’hygiène draconiennes, et la mortalité va chuter dans tous les hôpitaux pratiquant ses préconisations.
Il n’empêche que sa découverte va se heurter à un fort scepticisme, voire à l’ironie de ses condisciples. Et même à une véritable cabale du corps médical, ce qui devait encore coûter la vie à de nombreuses femmes en couches. En juillet 1865, Semmelweis, atteint par ces polémiques, dépressif, est interné en asile psychiatrique, et va mourir le mois suivant de blessures infligées par ses « gardiens » (il était devenu violent, semble-t-il).
Ce qui est intéressant et fait penser à Céline c’est que, face au scepticisme, voire à l’ironie de ses collègues, Semmelweis était devenu très irritable, à la fin de sa vie, et rédigeait des « lettres ouvertes » extrêmement virulentes, pamphlets céliniens avant l’heure.
Nul doute que, dans ce destin formidable mais tragique, Céline ne se soit un peu reconnu.
Francis Bergeron – Présent