Simone éternelle rebelle de Sarah Briand

 

Simone Veil folle amoureuse, heureuse dans son grand lit débordant de coussins, ce nid, ce refuge, ce boudoir où elle aime jouer et papoter avec ses garçons, puis, plus tard, avec ses petites-filles et arrière-petites-filles. La même, resplendissante en gondole à Venise pour fêter tendrement soixante ans de mariage avec Antoine, son inséparable « Tony ». Mais aussi la soupe au lait, la « mère Veil », comme Antoine la surnomme, celle avec qui il dispute des parties endiablées de gin-rami où, à la fin, les portes de la maison de Normandie claquent… Ce sont quelques-unes des dizaines d’images ou de photos longtemps cachées, mais soigneusement classées et jalousement gardées dans un joli meuble d’époque fermé à double tour, prêtées aujourd’hui au compte-gouttes par son fils aîné, Jean Veil.

D’abord pour le documentaire « L’instinct de vie » de l’émission « Une vie, un destin » sur France 2, réalisé par Sarah Briand, ensuite pour Paris Match. Elles montrent une Simone Veil métamorphosée, telle qu’elle n’a jamais voulu s’afficher en public. Cela au nom d’une pudeur et d’une gravité qui l’ont habitée depuis que, ce 30 mars 1944, à 16 ans et demi, la jeune fille au visage de Joconde a été arrêtée à Nice par la Gestapo, puis, malgré dix mois d’un quotidien inhumain, a réussi à survivre aux horreurs de la déportation dans les camps de Drancy, d’Auschwitz-Birkenau et de Bergen-Belsen. A ses côtés, toutes sur la même planche, sa sœur Milou a survécu elle aussi, tandis qu’Yvonne, la mère tant aimée, dont on comparait la beauté à celle de Greta Garbo, a succombé au typhus à 43 ans.

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SÉVÈRE CÔTÉ SCÈNE, DOUCE CÔTÉ COULISSES

« On ne sort pas de la Shoah le sourire aux lèvres », a résumé sa petite-fille Valentine, reprenant les mots de Jean d’Ormesson lors du discours de réception sous la Coupole. Elle sait que sa grand-mère n’a jamais cessé de se remémorer ces fumées noires, de sentir cette odeur de mort qui sortait des fours crématoires. Et qu’elle en a gardé l’obsession que personne, en particulier les plus jeunes, n’oublie cette tragédie. Voilà qui explique les deux visages que cette icône des Français a magnifiquement assumés pendant presque quarante ans de vie publique. Réservée, voire sévère côté scène, où elle ne pleurait jamais et ne souriait guère. Abandonnée, douce côté coulisses, où elle se montrait surtout si peu soucieuse des convenances. Qui l’eût cru ? C’est sur son lit, oui, sur son lit, qu’en 1974 la nouvelle ministre de la Santé de 47 ans a peaufiné son projet de loi sur l’IVG et écrit son discours enflammé de quarante minutes en faveur de la légalisation de l’avortement. Celle que Jacques Chirac surnommait « Poussinette » dissimulait derrière ses tailleurs Chanel et son chignon impeccablement bombé un anticonformisme rafraîchissant, plus à l’aise dans ses oreillers qu’accoudée à son vaste bureau ministériel.
Contrairement aux apparences, la dame était beaucoup moins conservatrice que son époux. Jean Veil s’en souvient. « Quand papa rentrait tard le soir et nous trouvait, les trois garçons, autour de notre mère sur son lit, il râlait fort et ne manquait pas de rappeler : “Moi, à votre âge, je ne savais même pas où était la chambre de mes parents !” » Nul doute aussi qu’Antoine était un brin jaloux de ses fistons. Car, entre Simone et Antoine, ce fut un coup de foudre et un long mariage d’amour, même si, bien sûr, il y eut des orages.

ELLE EST LA SIXIÈME FEMME DEPUIS 1635 À REVÊTIR L’HABIT VERT DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Lorsqu’ils se rencontrent, en février 1946, elle vient à peine de sortir des camps. C’est un oiseau silencieux et blessé que les parents d’Antoine recueillent en vacances, dans leur chalet montagnard près de Grenoble, avec toute une bande d’amis de Sciences po. Elle a 18 ans, lui 19. Tout de suite, le garçon attentif perçoit la fêlure dans ce regard d’un bleu magnifquement voilé : « Ses yeux pers dans un visage éclatant réféchissaient le vécu d’une tragédie indélébile », écrit-il dans son livre « Salut ». Le robuste gaillard prend la petite sous son aile. Il la rassure et la fait même rire. Huit mois plus tard, ils se marient. Leur couple va durer soixante-sept ans. Pendant presque trente ans, Antoine, conseiller d’ambassade puis inspecteur des finances, tient le haut de l’affiche. Simone n’est alors que « la femme de ». Mais après la naissance de son troisième fils, Pierre-François, elle ne le restera pas. Elle ne sera pas comme sa mère, qui a tant souffert d’être une simple femme au foyer soumise. Elle veut sa liberté. Antoine renâcle, refuse que cette passionnée de justice devienne avocate. La rebelle se met en colère. Ils signent un compromis. Elle sera magistrate. Dès lors, tout s’enchaîne. A la chancellerie, cette bosseuse est remarquée par l’influente Marie-France Garaud, qui la recommande à Jacques Chirac. Lequel, nommé Premier ministre en 1974, la propulse ministre de la Santé. Dès lors, les rôles s’inversent. Antoine, qui ne veut pas jouer « les Poulidor » comme il dit, met sa carrière politique entre parenthèses. Et se lance dans le business. Il accepte de devenir « le mari de ». Mais un mari omniprésent. Dans son livre très documenté « Simone, éternelle rebelle » (éd. Fayard), Sarah Briand raconte : « Il n’y a qu’à lui qu’elle se confie. Il est le seul capable de la conseiller. »

L’auteur dévoile même un jeu qu’ils ont mis au point lorsqu’elle était une ministre novice, frileuse avec les médias. « Ils sont convenus qu’elle s’amuserait à placer une phrase incongrue au cours de ses interventions. Histoire de dédramatiser. En échange, il lui promet un petit cadeau. Le plus souvent un facon de Must, le parfum de Cartier. Tous deux s’amusent de cette pitrerie enfantine. » A peine croyable ! Au début de l’ascension maternelle, les garçons, Jean, Nicolas et Pierre-François, craignent que leur père, plutôt autoritaire, en prenne ombrage. Pas du tout ! Antoine, reconverti à la tête d’UTA puis des Wagons-Lits, est fier de son épouse, fier que « la Patronne », comme il l’appelle désormais, devienne députée puis première femme présidente du Parlement européen. Fier qu’elle entre au Conseil constitutionnel. Heureux que, depuis le premier sondage Top 50 Ifop-JDD, en 1988, elle fgure constamment parmi les personnalités préférées des Français. Et même classée troisième dans le Top 50 d’août dernier. Sans compter ce couronnement que fut pour elle le 18 mars 2010, sa réception à l’Académie française : elle, la sixième femme depuis 1635 à revêtir l’habit vert. Ce jour-là, au premier rang, Antoine ne sourit pas. Il verse même quelques larmes. Elles ne sont pas toutes d’émotion. A 82 ans, Simone Veil est fatiguée. Lui seul sait qu’elle commence lentement à décliner. Il l’a aidée à écrire son discours, presque tout le monde l’ignore. Il la dévore une fois de plus du regard. Partout, inlassablement, il va l’accompagner. Il ne veut surtout pas que les Français s’aperçoivent que Simone a vieilli. Jean Veil témoigne aujourd’hui : « Le respect qu’ils ont eu l’un pour l’autre pendant soixante-sept ans de vie commune était fascinant. Plus encore que complices, ils étaient fusionnels. » Mais Antoine s’est éteint brutalement en avril 2013. La journaliste Michèle Cotta, leur amie, confie : « Antoine est mort d’amour. » Autour de Simone, la mort a si souvent frappé ! Sa mère, son père, son frère n’ont pas résisté aux abominations de la déportation. Sa soeur Milou, tant chérie, déportée avec elle à Auschwitz, est disparue dans un accident de voiture. Son deuxième fils, médecin, Nicolas, avec qui elle partageait sa passion pour l’art, a succombé en 2002, à 54 ans, d’une crise cardiaque.

« J’ai commencé ma vie dans l’horreur, je la termine dans le désespoir », dira-t-elle sombrement. Après l’enterrement de cet époux si cher, elle murmure : « Je suis toute seule maintenant. » Seule dans sa chambre. Mais pas dans la vie. Antoine nous le confiait un jour : « Les déportés ne sont à l’aise pour en parler qu’entre eux. » A Auschwitz, Simone a fait partie des rares survivants. Avec ses camarades de camp, Marceline Loridan-Ivens et Ginette Kolinka, elles forment un trio inséparable. La première, plutôt folklo, petite bonne femme à la chevelure rousse, est devenue cinéaste. L’autre, rieuse à la voix gouailleuse, a passé sa vie sur les marchés à vendre des fruits et légumes. Antoine ignorait où Simone s’échappait parfois, sans rien dire, au volant de sa Fiat 500. Mais il savait qu’elle allait les retrouver dans un café, au marché ou ailleurs, pour évoquer les souvenirs. Ceux de trois jeunes espiègles qui se cachaient sous les couvertures moisies pour tenter d’échapper aux corvées du camp. Entre elles, elles en rient encore ! Marceline et Ginette font toujours partie des visiteurs fidèles de la grande dame de la place Vauban. De même que ses anciens collaborateurs, son conseiller Jean-Paul Davin et la juriste Colette Même. Et puis surtout sa tribu, ses 27 enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, qui restent encore sa raison de vivre. L’été dernier, l’académicienne s’est laissé inviter dans le Midi par son fils Pierre-François. Mais tous sont attentifs à ce qu’on la laisse en paix. Jean Veil le dit : « Maman a 88 ans et, depuis la mort de papa, elle n’est plus réapparue en public. »

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