Enrichir son “capital social”
A l’initiative de ces rencontres, Vincent Viollain, 32 ans, cofondateur de Babel 31, agence de communication digitale spécialisée dans le marketing communautaire. A HEC, il a dirigé l’association LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et trans) de l’école, In and Outside, puis a fait partie de celle de Sciences-Po Paris, Plug n’Play. Il a contribué à relancer un réseau inter-grandes écoles avec ESCaPe (ESCP-EAP), Divercity (Essec), Binet XY (Ecole Polytechnique), Homônerie (ENS-Ulm)… Investi dans Le Refuge, association de soutien à de jeunes homosexuels rejetés par leur famille, il est également vice-président de GayLib, le principal mouvement homo de droite, affilié à l’UDI. “La plupart d’entre nous ont connu l’expérience des réseaux gays dans les pays anglo-saxons, où ils sont beaucoup plus développés, explique-t-il. Il y a seulement quinze ans, en France, un réseau comme le nôtre aurait été inimaginable.”
La loi sur le mariage pour tous a renforcé leur visibilité. Des politiques comme Franck Riester, député et secrétaire général adjoint de l’UMP, ou Bruno Julliard, premier adjoint socialiste au maire de Paris, ont fait leur coming out. Au sommet de l’Etat, certains ne cachent pas leur homosexualité, comme Christophe Chantepy, ancien directeur de cabinet d eJean-Marc Ayrault. La réussite de Pascal Houzelot, patron-fondateur des chaînes Pink TV et de Numéro 23, doit beaucoup à son réseau – ses dîners accueillent le Tout-Paris des médias et des affaires – et le banquier Philippe Villin est devenu, comme le titrait M, le magazine du Monde, “l’éminence gay des grands patrons”.
Groupements politiques, fraternelles maçonniques, clubs sportifs, lieux festifs, associations militantes : ce foisonnement pourrait donner l’illusion d’un réseau omniprésent. La direction du Front national serait “infiltrée”, les gays constitueraient un réseau occulte dans les cabinets ministériels et, au ministère de la Culture ou au Quai d’Orsay, ils s’échangeraient les postes et les faveurs.
“Beaucoup de légendes circulent, observe l’essayiste Laurent Kupferman.Elles proviennent autant de la paranoïa des homophobes que de l’exagération de leur influence par certains homosexuels.” En privé, des “homos de pouvoir” avouent pratiquer la préférence communautaire. “Toutes choses égales par ailleurs, je donnerais plus volontiers un coup de pouce à un homo qu’à un hétéro”, dit l’un d’eux. Mais d’autres assurent pratiquer l’inverse, pour ne pas être accusés de favoritisme, comme Jean-Paul Cluzel, président de la Réunion des musées nationaux. Tous protestent contre l’idée d’un réseau gay. “Je ne crois pas qu’il existe dans le monde des affaires, assure Philippe Villin. Une forme de solidarité intergénérationnelle peut m’amener à aider des jeunes gays dans leur vie personnelle ou professionnelle. Mais je crois n’avoir jamais gagné ni perdu une affaire parce que j’étais homosexuel.”
L’ancien ministre de la Culture Frédéric Mitterrand nous répond : “La notion de réseaux gays m’apparaît bien fantasmatique et je crains de n’avoir pas eu la chance d’en profiter !” De même, l’avocat activiste Yann Pedler est sceptique: “Le milieu homosexuel est un patchwork. Il existe de nombreuses associations, mais leurs forces se neutralisent.”
Les fantasmes se nourrissent du secret. Or rares sont les gays qui, au plus haut niveau, ont fait connaître publiquement leur orientation sexuelle. Ce directeur d’une grande école parisienne, cette dirigeante d’entreprise, figure du milieu patronal, cette directrice générale dans un groupe de luxe, ce patron de la filiale française d’une major du disque, ce président d’une grande entreprise publique ou cet ancien PDG du CAC 40, que le Tout-Paris croise depuis des années avec son compagnon : toutes ces figures du pouvoir, dont l’homosexualité est un secret de Polichinelle, ont décidé de “rester dans le placard”…
L’Autre Cercle, principale association regroupant des homosexuels travaillant en entreprise, ne compte, parmi ses 600 adhérents, aucun dirigeant de haut niveau. “J’aimerais que des grands patrons nous rejoignent, déplore Catherine Tripon, sa porte-parole. Cela contribuerait beaucoup à l’acceptation de l’homosexualité dans les entreprises…” Créé en 1998 pour lutter contre les discriminations dans le monde du travail, l’Autre Cercle a mis au point une charte d’engagement LGBT qu’ont déjà signée dix-neuf grandes entreprises, parmi lesquelles Casino, Total ou Areva. Au-delà de sa dimension militante, l’association est un réseau de socialisation et d’entraide. “Nos adhérents trouvent chez nous une atmosphère conviviale, souligne Catherine Tripon. Au sein des onze associations régionales, des apéritifs, des dîners ou des sorties le week-end sont organisés. On peut en profiter pour trouver un architecte, un avocat ou une agence de com…”
Pour être efficaces, les réseaux doivent offrir une dose de convivialité. “Plus ils travaillent sur des sujets sérieux, moins ils fonctionnent, observe Laurent Kupferman. Les groupes militants – l’Inter-LGBT, Aides, Act Up, SOS Homophobie – sont bons pour le lobbying, pas pour le réseau.” Les associations politiques semblent plus indiquées. “GayLib fonctionne comme un club CSP+, plutôt parisien, fréquenté par de nombreux hauts fonctionnaires”, témoigne un militant. Les clubs de sport “gay-friendly” – L’Usine ou le Klay – jouent encore mieux ce rôle, comme le Paname Boxing Club, club de boxe française “ouvert aux gays, lesbiennes, hétéros, bi et trans”.
Les lieux de fête, en revanche, même très “CSP+”, ne sont guère propices au réseautage, pas plus le carré VIP du Yoyo, au Palais de Tokyo (où l’on vient surtout pour être vu) ou la terrasse du Rosa Bonheur le dimanche soir, dans le parc des Buttes-Chaumont. “Nous sommes éparpillés entre différentes soirées, déplore Louis Jublin, 28 ans, consultant de l’agence en communication d’influence Albera Conseil. Il manque encore un lieu pour faire du networking entre homos de la politique, des médias et de l’entreprise.” Il a décidé de lancer, en septembre, un réseau “transpartisan” et “festif” baptisé “Folles d’influence”, un nom provocateur pour souligner que “nous ne nous prenons pas trop au sérieux”. La nouvelle génération gay, moins militante et plus individualiste, se veut aussi plus légère.
A Paris, un réseau informel de ce genre existe déjà, celui des habitués de la Sunday Marcel, une soirée qui a lieu deux fois par mois, de 19h30 à 2h00 du matin, au café Etienne-Marcel, dans le IIe arrondissement. En 10 ans, ce rendez-vous est devenu une institution pour tous les beautiful people du Paris gay. “Nous avons attiré une clientèle qui ne se reconnaissait pas dans le Marais, ni dans les lieux trop fermés, trop identitaires, explique Frédéric, l’organisateur de ces soirées. Nos clients viennent boire un verre, dîner et retrouver ceux qu’ils n’ont pas eu le temps de voir dans la semaine.” Stylistes, acteurs, hauts fonctionnaires, PDG du CAC 40 ou d’entreprises publiques, on croise du beau monde à la Sunday Marcel. Même des ministres…