(Photo de Kaled al-Assaad, ancien directeur du site de Palmyre récemment décapité à 82 ans!)
De la Syrie à l’Irak, au cœur du berceau de la civilisation, l’organisation islamiste multiplie les destructions de vestiges archéologiques plurimillénaires. Mais l’obscurantisme de Daech ne doit rien au hasard : coupables d’autodafés de manuscrits anciens, de saccages de tombeaux chrétiens, mais aussi musulmans jugés “impies”, ses bourreaux, enclins à faire du massacre culturel un axe de leur communication, font table rase du passé, clament leur haine de l’universalisme porté par les œuvres d’art qu’ils détruisent au nom d’une lutte contre “l’idolâtrie”, tout en tirant surtout de substantiels revenus de ces trésors exportés et revendus illégalement. Plus de 80 sites ont été gravement abîmés, pillés ou détruits. Focus sur six irrémédiables pertes culturelles, en compagnie d’archéologues atterrés.
NIMROD, CITÉ CRUCIALE
« Personne n’a pu aller sur place afin d’évaluer les dégâts », se morfond Pascal Butterlin. Sur la vidéo de Daech postée en avril, l’ancienne cité néoassyrienne disparaissait dans un nuage de poussière soulevée par les explosifs… Bordant le Tigre, Nimrod fut fondé voici vingt-quatre siècles, à une trentaine de kilomètres au sud de Mossoul. Ses visiteurs pouvaient y admirer un impressionnant ensemble de temples et de sculptures. Les statues et les bas-reliefs visibles le long des murailles ont été les premières cibles des barbares en noir qui, après quelques incursions au bulldozer, ont donc fait sauter l’un des lieux les plus célèbres d’Irak. Pascal Butterlin évoque d’emblée « un site d’une importance historique cruciale, témoignage de cette rencontre extraordinaire de l’art grec et de l’art mésopotamien, en contact avec Rome, sur la route de la soie. En somme, un rapprochement de l’Orient et de l’Occident… Les bas-reliefs sont conservés au British Museum, mais bien d’autres découvertes ont été faites, notamment par les Irakiens, qui avaient mis au jour un magnifique ensemble de tombes. Et les trésors de Nimrod sont à Bagdad, dans les coffres de la Banque nationale, et n’ont jamais été exposés », essaye de se réjouir Butterlin, inquiet, comme ses confrères, des vestiges dormant encore sous les sables de Nimrod.
ALEP, LA FLORENCE SYRIENNE
Ron van oers / patrimoine mondial de l’unesco
« Le centre-ville d’Alep redeviendra un jour un immense chantier de reconstruction », parie Pascal Butterlin. Posées voici sept millénaires et classées au patrimoine mondial de l’humanité, ces pierres ancestrales ont subi bien plus d’outrages que les dégâts dits « collatéraux » engendrés par l’affrontement entre Daech et l’artillerie lourde du régime de Damas. En juillet dernier, un pan de la muraille ceinturant la citadelle s’effondrait à son tour, victime d’un tunnel miné à dessein. « Il s’agit d’un exemple terrible de la plus grosse catastrophe patrimoniale depuis la Seconde Guerre mondiale. La vieille cité, l’une des plus anciennes du monde, est détruite à 80 %, alors que l’ensemble avait jusqu’alors échappé aux ravages des guerres, d’où l’exceptionnelle richesse archéologique du site, mais aussi de toute la Syrie. Il faut remonter aux conquêtes mongoles du XIVe siècle pour arriver à des destructions similaires. Et encore : le minaret de la mosquée des Omeyyades, un joyau qui a été dynamité, avait résisté aux croisades ! C’est comme si Paris ou Florence étaient rasées : à Alep, on marche littéralement dans l’histoire », déplore Butterlin. Pour faire revivre la vieille ville, les scientifiques disposent des relevés effectués au fil de deux siècles de recherches. Cela sera-t-il suffisant ?
* Les temps proto-urbains de Mésopotamie. Contacts et acculturation à l’époque d’Uruk au Moyen-Orient, CNRS Editions, 496 p., 53 €.
KHORSABAD, TERREAU D’ARCHIVES
Les rares statues assyriennes du VIIIe siècle ont été ravagées. Ici, celles conservées au musée du Louvre – SETBOUN PHOTOS/SIPA
« Ville nouvelle » bâtie par Sargon II l’Assyrien au VIIIe siècle avant notre ère, Khorsabad fut découvert en 1842 par Paul-Emile Botta, nommé consul à Mossoul par Louis-Philippe et féru d’archéologie. Les antiquités qu’il exhuma, arrivées en France dans la foulée, sont à l’origine du musée assyrien au Louvre, le premier du genre. De fait, Khorsabad constitue, pour Sophie Cluzan*, spécialiste du Proche-Orient, « un colossal fonds d’archives » que Daech a entrepris de ravager en mars dernier, à commencer par les rares statues demeurées en place. « Le site a attiré l’attention du monde entier au XIXe siècle », rappelle cette archéologue et conservateur du patrimoine. Pourtant, seules les ruines du palais édifié à cheval sur une muraille ont fait l’objet de fouilles poussées. « On connaît les bas-reliefs du bâtiment, l’iconographie royale, ses inscriptions et les fameux “gardiens de porte”, ces taureaux encéphales emportés dans des musées. » En revanche, le plan d’urbanisme demeure une énigme. Si Khorsabad ne recèle guère de ruines susceptibles d’attirer les touristes, son sol renferme d’inestimables richesses archéologiques : « Il s’agit d’archives uniques au monde qui nous éclairent sur les cultures d’autrefois, et même sur notre propre culture. Lors de nos recherches, nous effectuons donc des relevés méticuleux des vestiges mis au jour, souvent très détériorés, avant d’aller plus profond pour remonter le temps », assure Sophie Cluzan. C’est dire combien les fouilles clandestines détruisent aussi tout espoir de réaliser ce miracle.
* De Sumer à Canaan : l’Orient ancien et la Bible, de Sophie Cluzan, préface de Henri Loyrette, Seuil, 310 p., 39 €.
HATRA, OÙ LES BARBARES S’ACHARNENT
Antonio Castaneda/AP/SIPA
Hatra, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, fut construit au Ier siècle autour d’un sanctuaire du Soleil, conquis par les Perses et abandonné en 240. « Depuis les premières fouilles irakiennes lancées en 1951, le grand sanctuaire, 14 temples plus petits, un rempart, des tombeaux et d’autres vestiges ont été dégagés, énumère l’archéologue polonais Michal Gawlikowski, qui a lui-même effectué des fouilles en 1990, lors de la découverte des murailles originelles. Quelques 500 inscriptions araméennes renseignent sur l’histoire, les croyances et la civilisation de cette région située a la charnière des Empires romains et perses », s’enthousiasme-t-il.
A leur arrivée en avril dernier, les recrues de Daech ont tiré des rafales de kalachnikov sur les hauts-reliefs des remparts, prélude à d’autres ravages. Par chance, toutes les statues de Hatra ont été transportées à Bagdad il y a quelques années. « On les a remplacées par des moulages en plâtre sur lesquels les barbares se sont acharnés, comme le montrent les images mises en ligne par Daech. On y voit malheureusement aussi la casse des sculptures originales intégrées à l’architecture, notamment les têtes qui ornaient les façades de grandes salles voûtées », souligne Gawlikowski.
Hatra était un champ de recherche en friche : « Les photos ne manquent pas, le plan général est disponible, mais nous ne disposons pas des publications adéquates de la plupart des monuments, seulement des rapports sommaires. Les travaux publiés grâce à des équipes italiennes, longtemps actives, ne portent que sur un fragment de la ville. » Une catastrophe.
PALMYRE, À RECONSTRUIRE ?
DELACOUCHY/SIPA
En mai 2015, Daech s’emparait de Palmyre, « la perle du désert », classé au patrimoine mondial de l’humanité. Début juillet, les nouveaux vandales massacraient en place publique des bustes funéraires arrachés à cette splendide cité. Puis, à l’entrée du musée, ils s’en prenaient à la statue du lion d’Al-Lat, haute de 3 m et venue du temple dédié au culte de la grande déesse arabe des peuples du désert. Un mois plus tard, ils dynamitaient le temple de Baalshamin, le dieu du ciel phénicien, détruisant la majeure partie du sanctuaire. « A moins qu’ils n’emportent toutes les pierres ou ne les cassent en petits cailloux, on pourra le remonter, même si ce n’est pas l’idéal », espère le Pr Sartre. Largement retracée par des générations d’archéologues français, l’histoire des lieux est connue et les historiens disposent d’une documentation complète : « Sur un plan culturel, on se situe entre Rome et les Perses, mais la ville fait partie de l’Empire romain depuis le début du Ier siècle. Le temple détruit date, lui, du début du Ier siècle. Une inscription en grec et en araméen, lisible sur une colonne du temple, nous apprend que l’empereur Hadrien est venu à Palmyre en 129, avec son armée. Il a été reçu par un notable nommé Malê Agrippa, qui embellira le temple en question. » Reste que Palmyre n’a pas livré tous ses secrets : « A peine 15 % du site a été fouillé, sans parler des nécropoles alentour qui restent à fouiller à 90 %, déplore l’archéologue. En creusant partout, ils vont trouver beaucoup de sculptures. Ils en détruiront quelques-unes pour l’exemple, mais ils vendront les autres, qu’on retrouvera sur le marché des antiquités. Ceux qui pillent ne cherchent que des éléments vendables. Ils détruisent les murs, les mosaïques qu’ils jugent irrécupérables, et font disparaître le contexte, donc la charge historique de ces découvertes. Le site est mort pour la science… », estime Maurice Sartre. La science n’a pas dit son dernier mot : « Nous, archéologues, disposons d’archives consacrées à des objets et à des lieux qui risquent d’être rayés de la surface de la Terre. L’enjeu se situe aussi sur le terrain de la conservation et de la communication de ces relevés », conclut Pascal Butterlin.
MARI, DÉFINITIVEMENT MORT
Découverte en 1933 par l’archéologue français André Parrot, Mari, dans le sud-est de la Syrie et à quelques kilomètres de l’Irak, fut une cité mésopotamienne dont la grandeur rayonna au IIIe millénaire avant notre ère. Plus encore que les admirables vestiges du palais royal, les 25 000 tablettes exhumées ici ont permis des avancées historiques de premier plan : datés de – 1800, ces documents mêlant correspondances et textes administratifs livrent un panorama précis de la vie mésopotamienne. Photographiées en intégralité, archivées et restituées à la Syrie en 2006, les tablettes de Mari ne représentent pourtant qu’une petite partie des trouvailles potentielles, du moins avant l’avancée des terroristes : alors qu’à peine 8 % du site a fait l’objet de recherches archéologiques, les hommes de Daech se sont associés à des trafiquants pour lancer des fouilles sauvages. « Ce site est sans doute définitivement mort, lâche le spécialiste Maurice Sartre. Les images satellites montrent que des milliers de trous ont été creusés par les pillards. La charge historique des lieux, les plans d’urbanisme et tout ce que nous cherchons à comprendre est perdu. Ici, les murs sont faits de brique crue, un matériau très fragile. Fouiller ce site demande des méthodes extrêmement précises… » Hélas, vols et destructions semblent l’être tout autant.
* Zénobie. De Palmyre à Rome, de Maurice Sartre et Annie Sartre-Fauriat, Perrin, 352 p., 23,50 €.