Laëtitia ou la fin des hommes d’Ivan Jablonka

Sa courte vie : elle l’a toujours vécu dans la peur. La timide Laëtitia Perrais est née dans une famille violente et chaotique ; a été retirée à ses parents à l’âge de 8 ans ; a été placée auprès d’un assistant familial pervers dès l’âge de 12 ans ; a croisé la route d’un criminel à 18 ans ; a fait naître une émotion collective dans tout le pays ; est devenue un enjeu électoraliste. (…)

Laëtitia Perrais a été enlevée sur la route de la Rogère dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011, à 50 m de son domicile, à Pornic, en Loire-Atlantique. Le meurtrier, Tony Meilhon, a poignardé, ­étranglé, démembré, la jeune serveuse de 18 ans. Il a été arrêté au bout de deux jours. Douze semaines ont été nécessaires pour retrouver le corps de Laëtitia Perrais.

Laëtitia vivait dans une famille d’accueil où elle avait été placée avec sa sœur jumelle, Jessica. Elle avait déjà eu affaire à la violence masculine. Son père a violé sa mère alors qu’elle avait 3 ans. Affaire dans l’affaire. Le père d’accueil a été mis en examen pour des agressions sexuelles sur la sœur jumelle de Laëtitia en août 2011. Gilles Patron sera condamné à huit ans d’emprisonnement pour viols et agressions sexuelles sur cinq victimes, dont Jessica. On ne sait si Laëtitia a été violée par le meurtrier ou par le père d’accueil.

Se souvient-on d’elle? De son visage, de son parcours, de son caractère.On se souvient du mouvement de grève des magistrats à la suite des propos de Nicolas Sarkozy, alors président de la République, mettant en cause le suivi judiciaire du meurtrier. Mais d’elle? L’historien Ivan Jablonka l’arrache à la mort pour lui restituer la vie. Sa vie.

Les sœurs jumelles sont nées à Nantes en 1992 et ont grandi dans un fort sentiment d’insécurité. Le couple parental : un homme ­menaçant, une femme terrorisée. Le père se montre extrêmement violent, la mère n’est plus que l’ombre d’elle-même. Années 1995-1997. Franck Perrais est condamné à cinq ans de prison, dont deux avec sursis, pour viol et tentative de viol avec arme sur la mère de ses deux filles, et Sylvie Larcher entre, pour de longs séjours en hôpital psychiatrique.

 Les rôles se répartissent entre les jumelles. Jessica la forte, Laëtitia la fragile. Ivan Jablonka restitue cette “enfance sans mots” faisant de Laëtitia une jeune femme silencieuse. «Elle a été d’autant plus oubliée dans son coin qu’elle ne réclamait rien» ; on l’a d’autant moins consolée qu’elle semblait passive, absente à sa propre vie.” Les deux sœurs sont placées en foyer avant d’aller en familles d’accueil. Les conflits de loyauté entre parents, familles d’accueil, éducateurs sont incessants. Elle ne dit rien. “Laëtitia n’est pas fine comme du papier à cigarette, mais obtuse comme un bloc de pierre.”

Elles trouvent refuge, mais est-ce la bonne expression?, dans la spacieuse maison de Gilles et Michelle Patron à Pornic. Une modeste mais réelle ascension sociale. Le père d’accueil les visse. Les deux sœurs travaillent. Jessica prépare un CAP de cuisine au lycée professionnel de Machecoul ; ­Laëtitia travaille à l’Hôtel de Nantes, à La Bernerie, près de chez elle et prépare en alternance un CAP de serveuse à Saint-Nazaire. Laëtitia Perrais est une jeune fille sage mais, toute la journée du drame, elle multiplie les transgressions. Elle ne voit pas le danger qui est là, sous ses yeux, en la personne alcoolisée et cocaïnée de Tony Meilhon.

Laëtitia ou la fin des hommes est un livre féministe et politique. Ivan Jablonka mène une enquête sociologique et historique dans la France périphérique du début du 21e siècle. Les inégalités sociales, la vulnérabilité des enfants et des femmes, le rôle des médias, l’institution judiciaire sans moyens, le poids du destin, le comportement des politiques, l’impasse du discours compassionnel-sécuritaire.(…)

 Laëtitia est un magistral “roman sans fiction” par la vastitude des questions appréhendées. Il entérine la fin du patriarcat. Laëtitia Perrais n’a été ni protégée durant sa vie, ni respectée après sa mort. Son univers d’adultes : hommes violents, femmes absentes. Au cœur du texte, aussi, la place des intellectuels.

Laëtitia ou la fin des hommes, Ivan Jablonka, Seuil, 400 p., 21€.

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