La discrimination est un sujet récurrent, quel que soit le pays concerné, et le Japon n’y échappe pas non plus. Cependant, il existe au pays du Soleil levant une population discriminée depuis des centaines d’années : les Burakumin. Mis au ban de la société, ils vivent toujours dans l’ombre d’une dénomination n’existant pourtant plus officiellement depuis plus de cent ans.
Bouddhisme et souillure
A l’origine, les Burakumin, terme qui signifie littéralement gens du hameau, sont en fait majoritairement mis en marge de la société à cause de croyances liées au Bouddhisme. En effet, certains métiers ont été pendant très longtemps considérés comme souillant celui qui le pratique, comme c’est le cas par exemple du travail du cuir, de la boucherie, du métier d’exécuteur ou encore de celui de croque-mort. Cette souillure, ou kegare (穢れ), fait référence à une violation d’un tabou du bouddhisme qui, dans le cas des burakumin, prend un caractère héréditaire.
La hiérarchie de l’ère d’Edo
Cette discrimination étant liée au bouddhisme, il est possible d’en retrouver des traces jusqu’à l’ère de Nara (VIIIe siècle), mais c’est vraiment au début de l’ère d’Edo (1600-1868), que leur statut se formalisera avec la mise en place par Ieyasu TOKUGAWA du Shinôkôshô (士農工商), un système de caste qui lui survivra jusqu’à l’avènement de l’ère Meiji (1868-1912). Il s’agit d’une hiérarchie pyramidale comme on en trouve dans de nombreux pays, à la même époque, et dont la particularité est de stratifier les différentes populations japonaises selon leurs professions : les guerriers, (士), se situent au sommet, avec pour principal mission un devoir d’exemplarité ; les agriculteurs (農) viennent ensuite, puisqu’ils produisent le riz qui nourrit la nation japonaise ; viennent ensuite les artisans (工) et enfin, en bas de la pyramide, les marchands (商), souvent mal vus parce que leur activité ne produit rien, mais se concentre sur la revente, ce qui était à l’époque souvent confondu avec une forme de parasitisme.
Ieyasu TOKUGAWA ayant chassé avec beaucoup de violence le christianisme hors du Japon et élevé le bouddhisme au statut de religion d’État, il n’est pas surprenant de voir les Burakumin apparaître en dehors de la pyramide. Ils vivaient à l’écart, dans de petits hameaux, et obéissaient à de nombreuses règles parfois avilissantes, comme par exemple l’interdiction de croiser le chemin d’un citoyen japonais. Il leur était également interdit de manger ou de boire à l’extérieur de leur hameau, qu’ils devaient regagner avant la tombée de la nuit.
Les services et les produits des burakumin ont pendant longtemps été considérés comme propriété de l’État. En contrepartie, ils étaient autorisés à mendier ce qui, à tort, leur donnait une image de parasites et rendait la discrimination à leur encontre encore plus sévère.
Cette discrimination prend officiellement fin au début de l’ère Meiji quand, en 1871, un texte abrogeant le shinôkôshô est promulgué. En pratique, cette abolition des castes n’apporta pas réellement de changements au statut des burakumin. Enregistrés légalement en tant que shin-heimin (littéralement nouveaux citoyens), ils restaient ainsi facilement distinguables du citoyen lambda. Le seul véritable changement qui s’opéra réellement pour eux fut particulièrement funeste : les domaines dans lesquels ils avaient le monopole auparavant, « grâce » à la notion de kegare, était maintenant ouverts à tout le monde. Les petits commerces des Burakumin n’étaient pas en mesure de supporter la concurrence et beaucoup souffrirent lourdement de l’arrivée de ces investisseurs bien mieux nantis qu’eux.
Le rôle des marginalisés
Si ce n’est pas forcément évident, les Burakumin ont servi plusieurs objectifs, au fil des siècles. Pendant la période des royaumes combattants qui a précédé l’ère d’Edo, leurs métiers, inaccessibles aux autres populations, les rendaient particulièrement demandés, notamment dans le cas du travail du cuir, nécessité absolue en cette période de conflit permanent. Il en a d’ailleurs résulté d’une forte augmentation du nombre de burakumin. Pendant l’ère d’Edo, période de paix et de forte pression sur le peuple, ils servent à la fois d’épée de Damoclès mais aussi d’opium du peuple : quelles que soient les difficultés rencontrées, la vie des citoyens ne sera jamais aussi terrible que celle des Burakumin ; cependant, attention à ne pas faire de faux pas…
Au début de l’ère Meiji, La Ligue de Libération des Buraku dénombre pas moins de 659 000 burakumin, sur une population totale de plus de trente millions d’habitants. Toujours selon la même organisation, ils seraient actuellement plus de trois millions à travers le Japon. Bien sûr, ce chiffre ne tient pas compte de leur degré d’intégration, mais la sinistre réputation des hameaux et de sa population a survécu à l’abolition des castes, au point que leurs ressortissants ont longtemps subit une discrimination équivalente. Chaque grande ville possède son quartier réputé souillé : le quartier de San’ya à Tokyo, à l’image de tous ces ghettos, a été pendant la période d’après-guerre une zone privilégiée pour le recrutement de main d’œuvre peu cher pour l’industrie du bâtiment et les yakuzas.
De cette longue histoire de discrimination est née une forme de rejet parfois très brutale, la notion de souillure ayant parfois amenée l’idée de purifier les hameaux par la violence. Et même lorsque cela ne s’exprime pas de cette façon, l’ostracisme reste encore très présent, notamment au niveau de l’emploi : être issu d’une lignée burakumin rend l’obtention d’un travail stable particulièrement complexe. Même si le gouvernement japonais a rendu cela illégal, de nombreuses entreprises font encore des études systématiques de la généalogie de leurs futurs employés, afin de dépister les descendants de Burakumin. De son côté, l’État japonais, bien qu’apathique jusqu’aux années 60, a malgré tout mis en place un projet sur le long terme en 1969, achevé en 2002, afin de réhabiliter les zones jugées insalubres par la rénovation des logements ainsi que par la construction d’infrastructures sanitaires et culturelles.
En y regardant bien, cette mise au ban de la société des Burakumin s’est au fil du temps construite sur un besoin paradoxal : bien que leurs activités soient considérées comme souillantes, elles ont de tout temps été nécessaires, que ce soit, comme exposé plus haut, pour le travail du cuir en période de guerre ou encore pour le service funéraire. Elle a également longtemps servi à purifier la population japonaise de ses éléments déviants, tout en remplissant aussi un rôle de mise en garde pour tous les citoyens du Japon. Cependant, ces rôles ayant disparu, à notre époque, il serait logique de voir cette haine irraisonnée envers les Burakumin disparaître. Elle a pourtant la vie dure et perdure de nos jours. Ce sujet est toujours tabou au Japon, même si des organisations comme La Ligue de Libération des Buraku continue de se battre pour faire reconnaître leurs droits.
Parmi ces trois millions de Japonais que l’on qualifie souvent d’invisibles, quel est le degré d’insertion de chacun ? Étant donné l’évolution des secteurs professionnels et les renouvellements générationnels, qui sait, peut-être sera-t-il possible de voir cette distinction s’effacer d’elle-même avec le temps ?