Article paru dans Le Figaro illustré de juillet-août 1932. Tout le monde n’est pas né voyageur. Je ne veux pas insinuer par là que savoir voyager soit un don naturel, car le titre de cet article paraîtrait alors ou vide de sens, ou prétentieux; il faut apprendre à tirer un bénéfice des plaisirs et j’entends simplement que celui-là est comme les autres.
Partir, c’est avant tout rompre moralement avec soi-même, avec ses habitudes, ses idées et ses besoins; on ne goûtera vraiment la griserie du voyage que dans la transplantation totale, dans la solitude extraordinaire qu’on ressent dans une salle à manger d’hôtel, devant une cuisine inconnue, au milieu d’un peuple dont on ne peut se faire comprendre que par gestes.Il faut oublier ce qu’on a été et ne penser qu’à ce qu’on est à l’heure qui passe, avec des étrangers qui vous ignorent et qui continuent, eux, à évoluer dans le cadre étroit d’une vie quotidienne faite de soucis et d’usages qui ne vous sont rien.
Tout essayer pour tout connaître et ne s’attacher à rien, voilà le secret du vrai voyageur.
Je connais, même parmi les errants professionnels du journalisme, des voyageurs qui ne peuvent entendre le sifflet d’une locomotive sans avoir la larme à l’œil, mais qui transportent avec eux, depuis vingt ans, sous toutes les latitudes, des manies de Café du Commerce, qui ne peuvent se passer où que le jour les éveille, d’un apéritif à l’eau, qui réclament du pain dans un restaurant chinois, qui méprisent les Hindous parce qu’ ils sont incapables de fournir des partenaires à la manille parlée. Ce n’est pas à eux que je m’adresse.
Je plains les gens qui se croient obligés de traverser le monde en caravane, et qu’on voit arriver exténués dans les halls des palaces. Beaucoup parmi eux ont parcouru toute la terre de cette façon et ils n’ont rien vu d’autre, dans le temple d’Angkor et dans le bazar du Caire, que la tête du même monsieur bougon, de la même dame hydropique, de la même petite fille insupportable que le hasard conduit avec eux autour du monde.
Oh! fuyez les compatriotes! Soyez seul.
Si vous rencontrez un Français, il vous parlera politique et la politique devient chose bien misérable quand on est à vingt mille kilomètres de la Chambre des Députés. Quelquefois, il m’est arrivé, très loin d’ici, de retrouver dans une valise une quittance de loyer ou une note de tailleur emportée par mégarde. Il ne m’en fallait pas plus pour que je me rendisse compte de la petitesse de mon existence passée et je ne comprenais plus guère l’affolement de Passe-Partout, du Tour du Monde en 80 jours, parce qu’il s’apercevait que le gaz continuait à brûler dans l’appartement de son maître Philéas Fogg.
Tout essayer pour tout connaître et ne s’attacher à rien, voilà le secret du vrai voyageur. Aimez la chaleur étouffante et le grand froid. Dégustez, avec le sourire, la cervelle de mouton au chocolat et les vers de palmiers frits du Mexique, les chinchulines -boyaux rôtis de Buenos-Aires, le «jello» américain, la bosse de zébu froide en salade de la côte d’Afrique, les boulettes Pojarski de Moscou et le hachis de viande crue aux œufs crus nordique.
Soyez Lapon chez les Lapons. Dans les trains, sur les paquebots, on rencontre des quidams pittoresques, donnez-leur votre confiance et même votre affection, racontez-leur votre vie, vos amours, vos plus intimes secrets, cela n’engage à rien car, dès que vous aurez mis le pied sur le quai de la gare ou du port, vous ne les reverrez plus jamais, malgré vos promesses et l’illusion sincère que vous en avez. Cela tient à ce que le voyage est un continuel mirage, dans lequel on flotte, porté par le hasard, avec un étrange détachement de tout. Les vieux voyageurs qui, depuis longtemps, savent ces vérités premières sont des compagnons charmants; mais s’il fallait choisir entre ces derniers je ne vous conseillerais pas les amateurs, les faiseurs de tour du monde pour lesquels mœurs et paysages ne sont que littérature.
J’ai connu un placier en vins, qui avait fait soixante traversées. Cet homme-là ne concevait l’univers qu’en rapport avec la consommation du bordeaux rouge. Il disait: «pour le Mouton-Rothschild les Japonais n’y connaissent rien, mais les Chiliens… je ne dis pas»… et il suffisait de prononcer devant lui le nom d’un cru célèbre pour entendre les jolies histoires où les bateaux, les cocotiers, les volcans et les typhons jouaient les premiers rôles.
Maintenant, puisqu’il faut que je vous donne quelques fruits de ma jeune expérience, voici: Sachez partir avec calme. Mon regretté confrère et camarade, le reporter Albert Londres, disparu si tragiquement dans la catastrophe du Georges-Philippar*et qui était le plus spirituel et le plus authentique des voyageurs, partait toujours pour l’autre hémisphère avec, pour tout bagage, un sac, un vieux sac en peau de porc qui en avait vu de toutes les couleurs. Il prétendait, en plaisantant que son unique blanchisseur était le marchand de chemises.
Les adieux émouvants ne sont pas dignes d’un voyageur. Je ne connais rien de plus inutile et de plus agaçant que les accolades devant les employés des wagons-lits et les propos insignifiants qu’on échange avec un être cher pour combler le vide de la dernière minute: «Ne prends pas froid! J’espère que la mer sera belle». Non, pas cela. Dites au revoir chez vous, comme si vous alliez revenir dans un quart d’heure et, la tête remplie d’un si bel avenir, allez-vous-en à pied, lentement, vers la gare. Vous verrez en marchant les gens que vous croiserez rentrer chez eux, tandis que vos pas, à vous, vous rapprocheront déjà de votre but lointain.
Sachez partir, mais sachez aussi revenir. Ce n’est pas déchoir que d’aimer le retour. Il viendra sans prévenir vous étonner de sa réalité, soudaine comme un réveil au milieu d’un rêve. La moustache du douanier, le tablier du garçon de café, la langue française, tout vous paraîtra rajeuni et votre cœur débordera de tendresse pour les défauts touchants du pays natal.
Par Claude Blanchard Article paru dans Le Figaro illustré de juillet-août 1932.
* Albert Londres périt dans l’incendie du paquebot George Philippar le 16 mai 1932, dans l’océan Indien .