L’effort semble indispensable et fait d’ailleurs consensus. Reste qu’il a tout l’air d’une montagne difficilement franchissable.
Réunis dans les locaux parisiens de Google, ici associé à ses compères Facebook et Twitter, associations, acteurs gouvernementaux et observateurs du numérique et de la radicalisation ont tenté ce 27 mai d’esquisser une parade aux messages de haine. Un « contre-discours », pour reprendre le mot d’ordre officiel.
En clair, il s’agit de trouver la manière qui sera suffisamment percutante et imparable pour détrôner les contenus racistes, antisémites ou xénophobes sur Internet. Dans un contexte où la France met de plus en plus la pression aux acteurs du Net, sommés d’être plus rapides pour retirer des contenus litigieux et même tenus, depuis peu, à déréférencer ou à bloquer l’accès à certains contenus.
Le problème, répété maintes et maintes fois au cours de la matinée ouverte à la presse, c’est que l’affaire est extrêmement complexe. Et ne peut en rien être circonscrite en un tour de main.
« Que fait-on des cathos intégristes ? »
Difficile, pour commencer, de mettre des mots sur ce qu’est la haine et ce qui y incite. Conviée à partager son expérience de directrice du Global Freedom of Expression, Agnes Callamard estime ainsi que de plus en plus d’Etats, notamment en Europe, ont aujourd’hui tendance à élargir cette définition, la rendant de plus en plus floue.
Ils la font aussi dépendre de l’actualité récente : ainsi en France, la radicalisation est aujourd’hui majoritairement associée aux mouvements djihadistes. C’est particulièrement visible depuis l’émergence de l’organisation de l’Etat islamique autoproclamé. Et la dynamique s’est encore renforcée après les attentats de Charlie Hebdo.
Sans surprise, cette dominante s’est également retrouvée dans les discussions du jour. Ce qui a ému un représentant de la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) présent dans l’assistance, Malik Lounès : « Tout se concentre sur le djihadisme ! Je bous depuis tout à l’heure, que fait-on des cathos intégristes, de l’extrême droite ? »
Expliquer les textes de l’islam
Mais si elle pose question d’un point de vue politique, la réduction de la problématique au djihadisme ne simplifie pas les choses pour autant.
Là encore, impossible de résumer l’attirance de milliers de personnes, souvent jeunes, pour une organisation telle que Daech par une liste finie de critères. Les ressorts sont nombreux : quête de sens, parcours personnel, romantisme de la lutte armée, révolte contre un système, adhésion à un système de croyances qui ne trouvent, par ailleurs, souvent aucune assise théologique véritable, a fait valoir Mohammed Chirani, membre du Radicalisation Awareness Network, qui prône un contre-discours basé sur l’explication des textes de l’islam.
Comme le remarque la sénatrice UDI Nathalie Goulet, autre participante au débat, également auteure d’un rapport sur la lutte contre le djihadisme « Si on avait un profil unique, ce serait beaucoup plus simple ! »
« Des enfants du siècle »
Pour ne rien arranger, ce type de messages est véhiculé, dans le cas de l’Etat islamique autoproclamé, par une machine de propagande redoutable. L’organisation est connue pour sa maîtrise du story telling, formaté dans des vidéos conçues au sein d’Al Hayat Media, qui se revendique comme l’agence médiatique du mouvement.
Wassim Nasr, journaliste à France24 invité chez Google, résume : « Ce sont des enfants du siècle qui ont regardé les mêmes séries que nous, occidentaux ou non, et qui ont le mêmes codes. Ils ont compris le fonctionnement d’Internet, c’est leur seul relai […] et n’ont pas besoin des médias. Aujourd’hui, une vidéo de l’Etat islamique fait cent fois le tour du monde avant d’atterrir dans les médias ! »
Parce qu’il est multiple, quelque part entre un discours en apparence structuré et des leviers qui ont plus à voir avec l’affect que l’intellect, et diffusé en un rien de temps, le discours de haine doit donc se confronter à une contre-proposition tout aussi protéiforme et fluide. Le problème, c’est que cette réponse tente d’être trouvée dans les cuisines d’institutions qui n’ont rien de plastique.
L’exemple de Mourad Benchellali
L’opération Stop djihadisme du gouvernement illustre parfaitement cette difficulté. Ce site, associé à une vidéo de contre-propagande très commentée ces dernières semaines, sont une démarche nécessaire mais insuffisante, ont fait valoir de nombreux intervenants. Ainsi Wassim Nasr :« C’est bien mais quand on voit des vidéos aussi poignantes que celles réalisées par l’Etat islamique, il faut trouver quelqu’un d’aussi motivé qu’en face [pour faire des vidéos de contre-discours, ndlr] ! »
Le gouvernement, tout comme les acteurs du Net sommés de prendre leur responsabilité, auront du mal à se sortir de contre-propositions rigides, un peu poussives, qui ne font que tenter de reproduire – artificiellement – les leviers activés par des organisations telles que l’Etat islamique.
Et qui sont confrontés à des lourdeurs qui ne se posent pas à elles. A ce titre, l’exemple de Mourad Benchellali, présent pour l’occasion, est frappant. Cet ancien détenu de Guantanamo tente depuis 2006 de dissuader les jeunes de partir en Irak ou en Syrie. Mais n’a, jusqu’à récemment, pas particulièrement suscité l’intérêt. Il explique par exemple s’être rendu pour la première fois dans un collège français ces dernières semaines.
Chacun a un intérêt dans l’affaire
Bien sûr, ces lourdeurs ne signifient pas qu’il ne faut rien faire. Et il faut d’ailleurs savoir leur reconnaître cet effort : les représentants du gouvernement français et les acteurs américains du Net ont su mettre leurs différends de côté pour tenter de trouver une solution concrète.
Loin du climat tendu qui a marqué la prise en main du dossier numérique par Arnaud Montebourg et Fleur Pellerin, loin, aussi, de l’actuel projet de loi sur le renseignement (dont personne n’a encore une fois pipé mot), le mot d’ordre était au pragmatisme. Ni opération de communication, ni manœuvre politique, nous a-t-on assuré ici et là.
Certes, on ne va pas se mentir, chacun avait un intérêt dans l’affaire : Google et compagnie, à ne plus passer pour des diffuseurs de saloperies ; le gouvernement, à démontrer qu’il contribue à toute initiative cherchant à contrer ce problème qui fait la une de l’actualité (et de ses projets de loi).
Certes aussi, ce mercredi, chacun a discrètement tenté de tirer un peu la couverture à soi, revendiquant la paternité de l’événement, officiellement tamponnée « Google ». Mais grosso modo, tous reconnaissent que l’idée de cette journée a germé lors des échanges réguliers de ces derniers mois, chaque semaine du côté du ministère de l’Intérieur, ou aux Etats-Unis, où Bernard Cazeneuve est allé en février dernier.
Pas d’outils clés en main
Concrètement, la construction du contre-discours se traduit par des actions auprès des associations qui le souhaitent. Après les débats de la matinée, des responsables de Google, Twitter et Facebook se sont d’ailleurs réunis à huis clos avec une trentaine d’entre elles, dont la Licra, afin de leur expliquer comment faire pour que leur message porte davantage sur Internet.
Il n’y a pas vraiment de solutions clés en main. Mises à part quelques initiatives qui consistent à mettre en avant une campagne spécifique sur Facebook ou sur Twitter, il faut davantage raisonner en termes des bonnes pratiques. Et d’exemples de contenus devenus viraux par le passé.
Si elle ressemble à un cautère sur une jambe de bois, cette initiative contribuera peut-être à mettre en lumière d’autres voix, pour peu que celles-ci émergent, tout aussi marquantes que les décapitations de Daech. Elle paraît en tout cas difficilement dispensable : comme l’ont dit et répété de nombreux intervenants, « l’espace doit être occupé ».