Nous sommes le 10 mars 1914. Mary Richardson, qui tourne depuis deux heures dans les salles de la National Gallery de Londres, se décide enfin. Elle sort la hachette qu’elle a acheté la veille et se jette sur la «Vénus» de Diego Velázquez. Une mission qu’elle a reçue. Avant que les gardiens aient réussi à réagir, elle porte au tableau sept coups. Ils créent des entailles semblables à celles des toiles de Lucio Fontana. Deux visiteuses l’assommeront à coups de Baedeker, le guide d’origine allemande vedette de l’époque, bien dur sous sa couverture rouge.
Mary Richardson n’est pas folle. Ni illuminée. Son acte se veut politique. Elle fait partie des suffragettes. Leur but est d’obtenir le droit de vote pour les femmes. Tous les moyens sont jugés bons par leur animatrice Emmeline Pankhurst (1858-1928). Certains restent pacifiques, comme le fait de s’enchaîner à des grilles. Mais les activistes n’hésitent pas à passer au terrorisme, excluant toutefois les assassinats. Rien que pour le mois de février 1914, elles ont brisé une vitrine dans la salle du trésor de la Tour de Londres, détruit les orchidées de Kew Gardens (les orchidées restaient très rares à l’époque), brûlé le kiosque de Regent Park, saccagé des «greens» de golf, incendié la gare centrale de Harrow ou créé une explosion dans la maison du premier ministre. De quoi créer de nos jours au moins trois ou quatre plans Vigipirate.
Le chat et la souris
Face à ces attaques répétés, le gouvernement ne sait comment réagir. Réprimer trop fort serait donner de l’importance aux revendications. Les peines de prison demeurent donc légères. Les suffragettes leur répliquent par des grèves de la faim. Le premier ministre ne veut pas de morts créant des martyrs. Les grévistes se voient donc élargies, le temps de se remplumer. Elles sont alors à nouveau arrêtées, puis incarcérées. Ce petit jeu peut prendre des années. C’est ce que les intéressées nomment «le chat et la souris». Mais les souris, ce sont bien elles.
Mary Richardson (ou Polly Dick pour ses camarades de lutte) a commis un acte qu’elle pense sur le moment irréparable pour son idole. «J’ai essayé de détruire l’image de la plus belle femme de la mythologie afin de protester contre le gouvernement qui détruit Mrs Pankhurst, le plus beau personnage de l’histoire moderne.» En fait, tout ne reste pas aussi simple. Aussi limpide. Il y avait de quoi en faire un livre, après les études féministe de Lynda Nochlin ou de Sophie Moiroux.
Une transgression
C’est un homme qui s’est emparé d’un dossier empoisonné par le politiquement correct. Bruno Nassim Aboudrar signe en ce début d’année «Qui veut la peau de Vénus?». Un ouvrage ne s’arrêtant pas aux événements de 1914. Unique nu de la peinture espagnole du XVIIe siècle, dans ce qui était alors selon le mot cruel de Régis Debray «l’arrière-cour de l’Europe», sa création et sa possession constituaient alors des transgressions. Des atteintes à la morale et à l’Eglise que pouvait se permettre seulement le peintre du roi ou un Grand d’Espagne. Cela fait matière à quelques chapitres.
Mais revenons à l’acte de Mary, condamnée à six mois de prison. Sur le plan pratique, il n’aboutira pas à la destruction souhaitée d’une toile que «les visiteurs masculins regardaient bouche bée toute la journée.» Les coups ayant été portés vers l’intérieur, le restaurateur de la National Gallery les réparera sans trop de mal. C’est quand ils sont portés depuis l’arrière que le dégâts deviennent irrémédiables (1). Les visiteurs actuels n’y voient que du feu. Le tableau peut à l’occasion se voir prêté, comme ce fut le cas l’an dernier au Grand Palais de Paris. Il s’est même vu restauré une seconde fois en 1965 par Helmut Ruhemann, quatre ans après la mort d’une Mary oubliée. Intervention contestée. On a accusé comme souvent Londres d’en faire un peu trop.
Daech, la Commune et la Révolution
Les suffragettes ont obtenu le droit de vote pour les femmes (mais à partir de 30 ans seulement) en 1918. Elles avaient accepté de mettre une sourdine à leurs revendications à la déclaration de la guerre le 1er août 1914. On leur devait bien ça. Depuis, leur mouvement s’est retrouvé sanctifié, comme la Commune en France. Il suffit d’avoir vu, l’an dernier le film de Sarah Gavron, où Mrs Pankhurst se voit incarnée par Meryl Streep. On comprend que Bruno Nassim Aboudrar marche sur des œufs. Il lui faut raconter (l’auteur a choisi de romancer son récit) et expliquer sans choquer la doxa de 2016. Comment justifier un tel vandalisme sans heurter par ailleurs les amateurs d’art?
L’écrivain s’en tire assez bien. Il n’en reste pas moins que certaines attaques au patrimoine deviennent du coup plus grave que d’autres. Daech se voit unanimement condamné pour Mossoul ou Palmyre. La Commune est absoute de la disparition volontaire de nombre d’édifices parisiens patrimoniaux, alors que la Révolution française se voit culpabilisée pour la même chose. Les suffragettes ont une auréole. Pas l’ombre d’une logique dans tout ça. Notons pour terminer qu’en 1974 les sœurs Price, activistes irlandaises, faisaient aussi une grève de la faim. Quelques chefs-d’œuvre furent volés avec le message suivant. Ils seraient détruit si elles ne se voyaient pas libérées de prison. Les sœurs prirent leur plume afin de dénoncer le scandale. Qu’est-ce qui justifie le vandalisme? En tout cas de celui-ci, elles ne voulaient pas.
(1) Notons que la National Gallery a interdit à l’auteur de reproduire la toile lacérée. C’est son droit. L’image se trouve pourtant sans peine sur le Net.
«Qui veut la peau de Vénus?», de Bruno Nassim Aboudrar, aux Editions Flammarion, 253 pages.
Photo (National Gallery, Londres): La “Vénus” après les restaurations de 1914 et de 1965.